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Lifestyle - Photo-roman

Ta féminité sur talons hauts, la mienne sur baskets...

Comme sortie des plans tortueux de « Henry et June», une jeune fille libanaise, fraîchement débarquée en ville, craquelle sa carapace pour découvrir ce qui s'y cache, alors qu'un nouveau monde s'ouvre à elle...

Maria de Medeiros et Uma Thurman dans « Henry and June » de Philip Kaufman.

On aurait dit un moment cinématographique, de ces instants qui n'appartiendraient a priori qu'au papier glacé d'une romance viscontienne. Tu t'en souviens ? C'était ma deuxième année de fac à l'Université américaine. Je venais à peine de convaincre mon père qu'il serait peut-être temps d'emménager dans les dorms, mes retours vers Jbeil la nuit commençaient à l'inquiéter bien plus que mon départ de la maison. Bizarrement, au lieu de faire craqueler ma carapace fermée à double tour, ce contact avec la ville, cette ouverture sur des bruits, des visions et des gens que je n'avais l'habitude de côtoyer que dans mes films dévorés, n'avaient pas réussi à me soustraire davantage à ma timidité caillouteuse. Exacerber ma dégaine empêtrée dans mes tenues approximatives et mon hirsutisme certain. Une jeune étudiante m'avait d'ailleurs surnommée le hérisson, « pour tes cheveux et ton côté qui pique ». Après tout, dans cette ville, et sur ce campus particulièrement, où les filles se pointent houssées dans des joggings d'un velouté rose marshmallow qu'elles semblent avoir chipé aux chipies de Miami, j'avais bien de quoi détonner avec mon look de hérisson tatoué au saut du lit.

« Henry et June »

À la sortie des cours, je ne quittais donc plus ma chambre. Je n'en sortais que pour m'enfiler une Gitanes, planquée derrière un buisson qui faisait écho à ma chevelure broussailleuse. Je mangeais, travaillais, dormais, vivais littéralement sur ce lit dépaysant dont les draps restaient électrisés par mes lectures insomniaques. Et où Les Fragments d'un discours amoureux allait vers des fragments avec ses pages ébréchées et constellées de miettes de Nouba. Sur les murs, Diana Ross, Candy Darling et Mylène Farmer se faisaient du coude et mes étagères s'essoufflaient sous le poids de Barthes, Malraux, Sagan et Miller, que j'empilais maladroitement comme autant d'équilibres précaires. J'ai entendu pour la première fois cette expression dans Henry et June de Philip Kaufman, un film que je venais de découvrir au ciné-club, la seule activité qui m'avait déterrée de mon mutisme. De ce film, j'avais tout aimé autant et tout haï à la fois. Le choc. D'abord à cause de l'histoire racontée et surtout des mots savamment choisis par le professeur de philo qui animait cet atelier. Il avait dit : « Il est question ici de sexualité fluide, de bisexualité. » Bisexualité. Sans bien comprendre, dans la pénombre de cette salle feutrée, ce terme nettement réprouvé de mon dictionnaire m'avait cogné droit dans le plexus. Il avait généré, pour la première fois peut-être, un choc sismique de dedans, un ouragan interne, un cri sourd, assourdi par mes dénis. C'était sans doute cette vérité de moi-même, l'innommable que j'avais longtemps tenu en laisse, mis en sourdine, mais qui rampait désormais vers moi et se débattait, là, sous mes yeux aphones.

La transe d'une rencontre

Je n'en dormais plus, à dissoudre ma confiance dans mes pensées nocturnes et glauques. Un jour, mon instinct de survie avait décidé pour moi. Il fallait que je me trouve un emploi à temps partiel, histoire de m'occuper, de ne pas sombrer. On m'avait facilement embauchée dans une boutique luxueuse et branchée du centre-ville. La plupart des clientes, it-bag sur le coude déjeté, hésitaient entre m'ignorer ou me toiser. Les filles en marge, comme moi, elles n'en avaient rien à cirer. Et puis une après-midi où, étrangement, le crépuscule jaune allait vers le doré d'un mois de mai, tu avais fracassé la porte d'entrée, tu t'étais dirigée vers moi, sans raisons ni justifications, juste munie de ton sourire taquin de ravageuse. Tu m'avais cherchée, prétextant mes conseils à propos de tenues de soirée alors que je m'y connaissais autant en mode que toi en littérature mandarine.Tu étais mon double inversé. Une féminité tapageuse qui vient de tomber de ton lit king size, d'abandonner son trainer dans la salle de gym ou de brasser dans les eaux azurées d'une piscine chauffée. Une féminité hurlante, sur hauts talons, qui répondait à merveille à la mienne, posée sur baskets, rentrée, niée, effacée. Tu m'avais demandé de te suivre en cabine pour t'aider à zipper le dos de tes robes. Béate, extatique et époumonée, j'avais obtempéré. Je ne me souviens plus exactement de la suite des événements, floutés par mes battements de cœur. Je me rappelle que nous nous étions regardées puis touchées, furieusement embrassées, dans cette salle d'essayage jalousement refermée sur ce moment que j'estimais interdit de m'interdire. « Mais que sommes-nous en train de faire ? » je t'avais demandé. J'étais sincère, incapable de placer des mots sur ce qui était en train de se produire. « Je ne veux pas savoir. Je ne peux pas savoir. Mais toi, tu es jeune, tu fais partie d'une autre époque, alors profites-en », m'avait-elle répondu dans cette cabine, ce placard qui, finalement, m'ouvrait grand ses portes.

 

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