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Lifestyle - Photo-roman

Je colle mon sac à mon torse

Une vieille dame pousse la porte de son caveau pour prendre l'air et retrouver la maison où rouille sa mémoire.

Aujourd'hui, 24 avril 2017, j'aurais eu 110 ans. Un siècle et une décennie, vous vous rendez compte? Cette année, pour fêter la chose dûment après un long refus, j'ai décidé de sortir prendre l'air. Du peu de muscles que le temps a omis de me grignoter, j'ai poussé la portière grinçante du caveau au coin de laquelle Khalil, le gardien, épingle quatre roses tous les matins en alignant ses mélopées à sainte Takla. Il ne m'a pas vue partir. À mes pieds, des talons vernis s'impatientent et flageolent déjà, à force d'avoir trop longtemps patienté dans ma cage de bois et velours ronronnant. Je me regarde dans le miroir à l'entrée du cimetière. Je n'y vois rien d'étrange. Mes pommettes ont conservé leur rosissement emblématique des villageois artilleurs de sommets qui s'immolent à un soleil affronté. Il y a, certes, cette sécheresse à l'os qui fouaille ma peau, mais fait flamber mon regard. Pupilles au creux desquelles s'embobine et se débobine la terrible beauté de ce paysage qui était mien et ne m'appartient plus désormais.

Au creux de mon sac
Les vaguelettes de mon col Claudine tracent des sourires arrondis qui s'accrochent à ma nuque que la brise de l'aube froisse comme une lettre oubliée. Mes mains rhumatisantes tiennent serrée l'anse en argent froid de mon sac à main fétiche ; elles caressent sa fermeture en laiton qui tambourine comme mon dentier, les coussinets usés de son cuir noir et dur. À l'intérieur, je retrouve, intact, mon attirail de vieille dame du village. Ma mantille en dentelle apprêtée en cas de messe ou d'enterrement, le brouillard de poudre de riz qui s'en évade encore et me chatouille les yeux, des mouchoirs nimbés d'eau de Cologne Bien-Être pour mon nez qui chouine et coule et mon chapelet de bois sur lequel s'écossent mes neuvaines en faveur de l'un ou l'autre. Je m'autorise deux puis trois de ces bonbons interdits dont le caramel tout doux se cramponne à mes couronnes et je vois scintiller les rétines de mes petits-enfants qui viennent en piocher au son des minuscules emballages chiffonnés. En farfouillant encore, parmi quelques billets périmés et tablettes contre la tension, je décèle le tintement cristallin de mon trousseau de clefs. D'ordinaire, je passais ma journée à le perdre et le retrouver, il paraît que l'incarcération affûte les sens. Mes pas menus me portent et m'entraînent là où rouillent les derniers débris de ma mémoire, sur le chemin de la maison, heureusement qu'on m'a enterrée à côté.

 

Bienvenue chez moi
Je marche sous le soleil qui s'arrondit et ravive ma quinte de toux. J'ai peur de réveiller les maisons muettes où seules crépitent des ampoules en néon. Chez moi, l'électricité est coupée, les enfants ont encore oublié de payer la facture. Dorénavant, pour partir en vacances, ils auront besoin d'aller bien loin, de prendre des avions. Cette maison enfermée dans son silence de naphtaline et l'appel de la montagne ne leur disent sans doute plus rien. Pourtant, je crois les revoir, ici même, dans cette arrière-cour naguère dévorée par mes bougainvilliers, dessiner, courir, crier, trébucher pour mieux grimper, regrimper pour mieux s'assoupir au cœur d'une philharmonie obsédante de cigales, puis s'endormir sous une lune laiteuse, dans les bras de notre balancelle-berceau.

Le squelette de la chose aux faux airs de palanquin à franges est encore là. Trop lourde à déplacer, l'avaient-ils conservée par omission, par paresse ? Comme à mon habitude, je m'y affale, et le matelas troussé d'un imprimé pseudo baba cool m'avale. Je réclame mon café, me perds dans les veines de son marc, découpe des pêches blanches rapportées par Yvonne la voisine alors que l'auvent de la hezzézé tangue et m'abrutit. Mais je ne lâche pas mon sac. Je le colle à mon torse. Si seulement ce sac, dont la sangle sanglante se referme sur mes souvenirs, et où une fleur de gardénia jaunit tout au fond, pouvait garder en lui ce que le temps conteste.


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Aujourd'hui, 24 avril 2017, j'aurais eu 110 ans. Un siècle et une décennie, vous vous rendez compte? Cette année, pour fêter la chose dûment après un long refus, j'ai décidé de sortir prendre l'air. Du peu de muscles que le temps a omis de me grignoter, j'ai poussé la portière grinçante du caveau au coin de laquelle Khalil, le gardien, épingle quatre roses tous les matins en alignant...

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Superbe!

Michele Aoun

15 h 14, le 24 avril 2017

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  • Superbe!

    Michele Aoun

    15 h 14, le 24 avril 2017

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