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Lifestyle - Photo-roman

J’ai cru voir des Fiat 124 Spider en file à l’entrée du lobby

Au pied du mythique Holiday Inn beyrouthin, mais sans y accéder, rêve(s) éveillé(s) d'un garçon nostalgique d'une période qu'il n'a jamais connue...

Photo G.K.

Baigné par la lumière de cette fin d'hiver qui file se perdre dans les ruelles de la ville, Beyrouth semble trempée dans l'or. J'en ai profité l'autre jour pour sortir me balader à Clemenceau. Partout ici, les branches de jasmin émergeaient de la moquette violette et veloutée que les jacarandas voisins avaient étalée à leurs pieds. Ces fleurs mauves, avant de tomber en pâmoison sur l'asphalte chauffée de frais, avaient dû escalader avec peine les balcons où les gardénias, aussi, ont déjà fleuri dans leurs tinettes de Tatra, Nido ou de samné. Leur parfum rond et charnu dégringole des fenêtres qui s'autorisent enfin à respirer. Dans ce quartier qui lie la ville à l'eau, l'air farci de pollen promène aussi sur son sillage des effluves d'iode, haleine de la mer qui nous plonge dès lors dans une promesse d'été.

Une bonne heure de marche plus tard, je me retrouve sous le Holiday Inn. Au cœur d'une ville qui change de peau à la fréquence des tronçonneuses névrosées, cette bâtisse demeure l'une des seules constantes visuelles de notre capitale. Présence magnétique végétant dans un passé composite et décomposé, l'ex-hôtel est à présent cerné d'un lourd barbelé rouillé qui semble l'ancrer au tas de cotillons écrabouillés d'une fête aux feux mal éteints.

 

Quelque chose de paniquant
Et si cette tour réussit encore à s'écarter de la masse de ses semblables de par son architecture déglinguée (conçue par un assistant du Corbusier) en kapla quadrillé bleu et blanc, si elle ose refléter ce qui subsiste de sa gloire d'antan dans les parois étincelantes des immeubles miroirs qui l'entourent, toujours est-il que le temps et la guerre ont eu raison d'elle. Au bas de ce monolithe poignardé de partout, sans m'en rendre compte, je redresse le dos, hisse les yeux au ciel et serre les poings rangés dans mes poches; une posture que préconisait mon école lorsqu'on rendait hommage à l'un de nos martyrs. Au rez-de-chaussée, un soldat fait ronfler son ennui sur une chaise en plastique. Un autre époussette une mitraillette sans cartouches, sa lassitude fait les cent pas. Ils n'ont pas l'air inquiets, ni alertes. Après tout, qui d'autre que les maigres fantômes de combattants encagoulés pourrait encore convoiter le squelette d'un Holiday bien plus out que Inn ? C'est qu'il y a quelque chose de paniquant dans ce bâtiment. La tristesse insondable d'un blessé de guerre qui n'émeut plus grand monde. La chair décharnée d'un cadavre qui n'aimante plus aucun vautour. La beauté d'une femme tuée par des rides exténuées d'avoir croché dans le désastre. À quoi ressemblait-elle avant, quand elle savait encore sourire? Lorsqu'elle se laissait toujours désirer? D'ailleurs, c'était comment « avant » ? Et surtout, comment peut-on être nostalgique, presque obsédé par une période que l'on n'a jamais connue ?

 

La gadoue
En regardant à travers le grillage qui formait d'innombrables serrures, j'ai cru voir des Fiat 124 Spider ronronnant en file à l'entrée du lobby. Je le vois aussi, cet homme au menton levé et au col pelle à tarte amidonné donnant le bras à une femme-majesté, coude élevé et sac en croco à la Jackie O., qui en tranche la saignée. Nous sommes en cours de semaine, ils font école buissonnière et ils peuvent se le permettre. Ils ont l'indolence d'éternels vacanciers. Ils ont connu cette époque patinée qu'on appelle l'âge d'or, la vie en pointillés colorés, la désinvolture acidulée et l'argent qui ne se compte pas. Tout cela, la mer ou la neige la journée, la fête tous les soirs, le déhanché en continu. Ils vont sans doute rejoindre des amis à déjeuner chez Le Pinacle, « le restaurant tournant unique au Moyen-Orient, le plus haut, le plus luxueux, l'un des plus grands au monde ». Je les suis. Leur nuage de parfum poudré me mène jusqu'au 26e étage. Le maître d'hôtel me fait patienter à la réception, rien d'autre qu'une table Royère de sa collection Scotch Club née quelques années auparavant ici à Beyrouth, sur laquelle vibre un téléphone en bakélite opalin. En ce début de printemps, les transistors du Pinacle gargouillent : « Il fallait venir jusqu'ici. Pour jouer les amoureux transis. Et patauger dans la gadoue. La gadoue. »
À mes côtés, il y a deux jeunes femmes, l'allant très dansant, sabots Johnny Farah qu'on ordonnait aux filles de l'époque de mettre à leurs pieds, Levi's patte d'Eph' étranglant la taille, la tête enturbannée et les seins haut agrafés, à peine protégés par une tunique blanche façon Joplin. Les lèvres dorées piquetées de Winston slim, elles reprennent : « La gadoue, la gadoue ! »

 

Flying Cocotte
Je regarde autour. Comme sur les photos qu'écument nos réseaux sociaux nostalgiques, les gens ont l'air de sourire aux anges, un peu béats, vaguement benêts. Par la baie vitrée, je vois de ravissantes femmes aux rotondités ambrées s'extraire de la piscine ovoïdale du Phoenicia, son bar à hublots comme arraché d'une image de David Hockney. Des dominos de nymphes hissant notre drapeau et traçant un joyeux convoi sur la baie du Saint-Georges. Je vois les cafés de la rue Hamra fleurir en cette fin d'après-midi, le Wimpy et le Horse Shoe, les restaurants dresser leurs nappes blanches et frotter leur argenterie en prévision du dîner, le Flying Cocotte et les Caves des Roys astiquer leurs disco balls psychédéliques comme on frotte des lanternes magiques. Je me dis qu'au fond, tout cela semble un peu bête de nos jours. Mais c'est sans doute cette légèreté, rien que cette légèreté, qui nous attache bec et ongles aux ruines de ces paradis perdus d'avant-guerre. Cette naïveté, cette candeur qu'avaient épousées nos parents et qu'on ne leur soupçonnerait pas aujourd'hui, avec ces deuils et ces douleurs qui leur ont tanné la peau.
En catimini, presque comme un voleur, pour immortaliser ce moment, je sors mon iPhone 7. « Eh ! Oh ! Les photos sont interdites ! Donne-moi ta carte d'identité, et vite ! » me dit le soldat aux yeux mi-clos et à la voix encore râpeuse de sommeil. La fête est bel et bien finie. Heureusement qu'il nous en restera les senteurs des jacarandas, gardénias, jasmins et celle de l'iode, encore imbibé du parfum des sirènes du Saint-Georges.

 

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Baigné par la lumière de cette fin d'hiver qui file se perdre dans les ruelles de la ville, Beyrouth semble trempée dans l'or. J'en ai profité l'autre jour pour sortir me balader à Clemenceau. Partout ici, les branches de jasmin émergeaient de la moquette violette et veloutée que les jacarandas voisins avaient étalée à leurs pieds. Ces fleurs mauves, avant de tomber en pâmoison sur...

commentaires (2)

Les caves du Roy, le Beyrouth de notre jeunesse, nous les nouveaux vieux mais toujours de l espoir encore, au son des musiques d autres temps.

MIRAPRA

11 h 31, le 03 avril 2017

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Commentaires (2)

  • Les caves du Roy, le Beyrouth de notre jeunesse, nous les nouveaux vieux mais toujours de l espoir encore, au son des musiques d autres temps.

    MIRAPRA

    11 h 31, le 03 avril 2017

  • Magnifique article qui me rends nostalgique J'ai en effet contribué à l'ouverture de l'hôtel holiday inn en 1973 et j'étais en charge de la restauration dont le restaurant le pinacle que vous mentionnez, et l'ambiance de l'époque était bien celle que vous décrivez dans votre article .

    hakim fouad

    09 h 08, le 03 avril 2017

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