« Tous les protagonistes libanais veulent le dialogue. Mais chacun le veut à ses conditions. » C’est par ce constat qu’une source diplomatique française résume pour L’Orient-Le Jour les réunions de Jean-Yves Le Drian, émissaire personnel du président français au Liban, entre mercredi et vendredi derniers. L’ex-chef de la diplomatie française est donc conscient de la difficulté d’opérer une percée au niveau de la présidentielle. Il sait aussi que celle-ci passe inévitablement par un dialogue élargi. Mais il n’est pas du genre à baisser les bras. « Je travaillerai à faciliter un dialogue constructif et inclusif entre les Libanais, afin de parvenir à une solution à la fois consensuelle et efficace pour sortir de la vacance institutionnelle et mettre en place les réformes indispensables au redressement durable du Liban, en concertation avec les pays principaux partenaires du Liban », peut-on lire dans le communiqué publié samedi dernier par M. Le Drian, à l’issue de son séjour à Beyrouth.
Le principe est donc acquis. Mais plusieurs inconnues persistent pour ce qui est d’un dialogue entre les protagonistes libanais : qui parrainera les négociations ? Où auront-elles lieu ? Qui y prendra part ? Autant de questions qui demeurent à ce stade sans réponses. Car le président de la Chambre, Nabih Berry, ne veut plus jouer son rôle traditionnel sur ce plan. Il renvoie donc la balle au patriarche maronite, Béchara Raï, peu enthousiaste à se lancer dans une telle démarche. Comme pour confirmer qu’il a tiré les leçons du passé proche et ne veut plus rééditer un scénario qui risque (encore une fois) de ne pas porter ses fruits.
Telle est en tout cas la conclusion qui résume l’entretien entre le chef de l’Église maronite et l’émissaire français à Bkerké jeudi dernier. « M. Le Drian a posé au patriarche la question de savoir s’il serait disposé à tenir une table de dialogue. Et le prélat a répondu en faisant savoir qu’il pourrait le faire au niveau de la communauté chrétienne », rapporte une source diplomatique française. Sauf que cela ne signifie pas que Mgr Raï compte faire usage de son autorité religieuse et morale dans un avenir proche. Car à ses yeux, il faut élire un président le plus rapidement possible. Et pour cela, il suffit de se conformer à la Constitution et tenir des séances électorales successives jusqu’à ce qu’un candidat remporte la bataille, rappelle-t-on dans certains milieux politiques informés de la position de Bkerké. Une nouvelle critique de l’Église maronite au chef du législatif et sa gestion du dossier de la présidentielle.
D’ailleurs, les rapports entre les deux camps ne sont pas au beau fixe depuis plusieurs mois, Nabih Berry insistant à renvoyer la balle du blocage de la présidentielle dans le camp chrétien exclusivement. Une position à laquelle il tient toujours, même après l’entente entre les partis majoritaires de la communauté autour de la candidature de Jihad Azour, ancien ministre des Finances et actuel haut responsable au Fonds monétaire international. « Les autres n’ont pas présenté une personnalité qui a les mêmes qualités que Sleiman Frangié », a lancé le chef du législatif, dans une déclaration accordée vendredi dernier à la chaîne locale al-Jadeed. Une façon pour M. Berry de réitérer son soutien indéfectible au chef des Marada. Le président de la Chambre a, dans ce cadre, indiqué qu’il a exprimé cette même position devant l’émissaire d’Emmanuel Macron, compliquant ainsi la tâche française de pousser vers un dialogue élargi sous la houlette de Aïn el-Tiné. « Nabih Berry a fait comprendre à l’ancien ministre français qu’il ne peut plus convier les protagonistes politiques à des tractations élargies alors qu’il est le fer de lance de l’option Frangié », explique un proche du président de la Chambre, rappelant que ce dernier est toutefois disposé à prendre part (à travers un représentant) à un dialogue qui se tiendrait à la Chambre. De même source, on indique que le chef du législatif avait, dans une phase précédente, appelé Mgr Raï à ouvrir ses portes à une table de dialogue. Une option rejetée par Bkerké qui avait difficilement réussi, début avril, à réunir une cinquantaine de députés chrétiens dans le cadre d’une retraite spirituelle, mais qui n’a pas abordé la présidentielle. Les partis chrétiens, notamment les Forces libanaises et les Kataëb, ont en effet clairement défini leur position : il n’y a aucun intérêt à dialoguer dans le cadre d’une confrontation électorale, comme le souligne à L’OLJ le porte-parole des FL, Charles Jabbour. « Pourquoi dialoguer alors que nous sommes en pleine bataille électorale ? Surtout que le camp adverse s’en tient à son candidat », s’interroge M. Jabbour. Il est rejoint sur son point par Ghassan Atallah, député du Courant patriotique libre, parti en confrontation ponctuelle avec le Hezbollah autour de la présidentielle. « Nous voulons un dialogue sérieux qui soit axé sur l’élection d’une figure qui puisse rassembler tout le monde autour d’elle. Il faut discuter aussi du programme du futur chef de l’État. Mais cela est impossible tant que le camp adverse est attaché à son candidat », dit-il dans une pique à un Hezbollah qui, jusqu’à tout récemment, rejetait toute concession à même de permettre la tenue de l’échéance.
Le Hezbollah souffle le chaud et le froid
Mais est-ce l’heure de faire un petit pas en arrière ? C’est l’impression que le chef du bloc parlementaire du parti chiite a donné dans des propos tenus dimanche. Une dizaine de jours après la séance du 14 juin, le parti de Dieu s’en est remis à la réalité. « Nous ne pouvons pas élire un candidat sans leur coopération et vice versa. La solution est donc de tenter de nous convaincre les uns les autres. Et que le meilleur gagne », a dit Mohammad Raad, dans des propos rapportés par la presse locale. S’adressant aux adversaires de son parti, le député du Hezbollah a déclaré : « Si vous voulez d’un médiateur, pas de problème », se montrant pour un dialogue « sous l’égide de n’importe quelle puissance, qu’elle soit saoudienne, française ou qatarie ».
Quelques heures plus tard, le cheikh Nabil Kaouk, membre du conseil politique du parti, a cependant douché cet optimisme. Tout en se prononçant pour le dialogue, le cheikh Kaouk a indiqué que le Hezbollah a fait part à M. Le Drian de son insistance à soutenir la candidature de Sleiman Frangié. Et dans les milieux de Aïn el-Tiné, on assure que l’émissaire de l’Élysée n’a pas confirmé que Paris a officiellement tourné la page Frangié. « La situation est difficile. Et rien n’est à attendre avant l’entretien Macron-Le Drian, dont la date n’a toujours pas été fixée », déduit un diplomate français sur un ton sceptique.
Cette photo est intéressante... on y voit deux éminents protagonistes, protégés derrière leurs accoudoirs en chêne, tentant l'un et l'autre d'échanger des propos futiles à travers une frontière dérisoire constituée d'une table basse, d'un cendrier et d'un ridicule naperon en dentelle. Cette simple photo est emblématique de l'état chronique d'embourbement de la politique libanaise dans le sol confessionnel. On parle, on parle, mais chacun campe finalement sur ses positions, protégé par sa communauté (son accoudoir). L'abîme est immense. Le cendrier là pour recevoir nos cendres. Le naperon pour les balayer d'un trait. Voilà le sort qui nous est réservé.
23 h 30, le 28 juin 2023