« Je savais que j’allais gagner. Près d’un mois avant les élections, j’affirmais déjà à mes amis et à ma famille que j’allais gagner. J’y croyais tellement et j’étais persuadé que la trajectoire politique de Zghorta allait changer. » C’est ainsi que s’exprime le nouveau député Michel Doueihy lors d’une entrevue avec L’Orient Today, en sirotant son café par une chaude après-midi.
Pour de nombreux observateurs, les perspectives de succès de Douaihy semblaient pourtant moins claires. À Zghorta, l’un des cazas de la circonscription Nord III où il s’était présenté, les affiliations politiques se répartissent traditionnellement entre deux familles puissantes, les clans Frangié et Moawad.
« L’histoire politique de Zghorta a en fait commencé à Ehden avec la famille Karam, avant que les familles Frangié et Moawad n’acquièrent une telle influence politique », explique le professeur et auteur Faouzi Yammine, un résident de longue date de Zghorta qui a soutenu Chamalouna, la coalition de groupes d’opposition sous la bannière de laquelle Doueihy s’est présenté.
Pendant la guerre civile, les familles Frangié et Moawad ont réglé leurs différends politiques de longue date et se sont alliées pour défendre leur ville. Les deux familles politiques dominent traditionnellement la scène à Zghorta, divisant ses habitants en deux camps. Depuis la guerre, « la famille Frangié s’est alignée sur les Syriens, et les autres familles politiques de Zghorta sur le camp qui s’oppose au régime de Damas », explique Faouzi Yammine. Et depuis l’assassinat du président de la République René Moawad en 1989, la famille Moawad est considérée comme le principal rival politique du clan Frangié.
C’est dans ce contexte que s’est formé Chamalouna, dont fait partie le nouveau député. « Certains me considèrent comme celui qui a pensé Chamalouna », souligne un Michel Doueihy détendu à L’Orient Today. Selon lui, sa thèse de 500 pages, qu’il a rédigée sur l’histoire politique de Zghorta, Bécharré et Batroun de 1943 à 1975, aurait accouché de l’idéologie fondatrice de la naissance du groupe, à qui il doit sa victoire dans son village natal, rejoignant au Parlement deux autres Zghortiotes, Tony Frangié et Michel Moawad.
Conseiller principal au laboratoire électoral de l’Institut Issam Farès de l’AUB, Ibrahim Jouhari estime que Zghorta est « l’un des endroits les plus difficiles pour se présenter aux élections, compte tenu de son histoire politique, des vieilles querelles familiales et du sang qui y a été versé ». Mais avec la création de Chamalouna, poursuit-il, « tous les partis émergents ont pu s’unifier sous une liste très forte ».
« Avec moi, la politique est toujours au programme »
Nouveau venu au Parlement, Doueihy n’est pas pour autant novice en politique. « Mes amis savent que lorsque l’on est avec Micho Doueihy au Midan (place centrale à Ehden) ou ailleurs, une discussion politique est toujours au programme », dit-il, manifestant son intérêt profond pour la politique depuis l’adolescence.
Fils d’un père originaire de Zghorta et d’une mère de Tripoli, il a grandi principalement à Beyrouth mais a passé une grande partie de son temps à Zghorta, un fait très courant dans cette ville de 23 857 électeurs inscrits.
Michel Doueihy a commencé par étudier la finance – obtenant une licence de l’Université libano-américaine (LAU) puis un master en gestion des services financiers de l’Université de Surrey en Angleterre – avant de « se réveiller un jour et de réaliser (qu’il) veut faire autre chose ». Il a finalement décroché un autre master en économie politique internationale et en relations internationales, qui, insiste-t-il, lui a « ouvert les yeux sur le monde ».
À l’époque, Michel Doueihy assistait à l’éclosion de la Chine en tant que puissance politique et économique mondialement reconnue. Au départ, il pensait rédiger sa thèse de doctorat sur le sujet. « Avant de m’inscrire au programme de doctorat en Angleterre, j’ai décidé de me rendre en Chine, où j’ai passé quatre ans et demi de ma vie. J’y ai ouvert un bureau de conseil et écrit des articles sur l’économie politique dans ce pays », raconte-t-il.
Après son retour au Liban en 2009, Michel Doueihy enseigne la politique dans son ancienne faculté en 2010 avant de passer à l’AUB en 2017. Durant ses années à la LAU, le nouveau député décide de préparer son doctorat sur l’histoire politique de Zghorta, Bécharré et Batroun de 1943 à 1975, un projet qui s’est étendu sur cinq ans et a nécessité « des milliers d’entretiens et un travail de terrain intense ».
« Certaines personnes m’ont accusé d’avoir consacré mon doctorat au contexte historique de notre région parce que je préparais à l’avance ma candidature pour les élections parlementaires de 2022 », dit-il en riant.
« Je suis un mélange de beaucoup de choses. Je suis résolument un universitaire et un chercheur dans l’âme. J’aime le travail de terrain, j’aime y aller et rencontrer les gens, leur parler, écouter leurs histoires », raconte le parlementaire à propos de son passage dans le monde universitaire. « J’aime être entouré de jeunes. C’est un défi, c’est stimulant et cela vous ouvre les yeux sur beaucoup de choses », ajoute-t-il.
Son implication dans la scène politique démarre en 2010, avec ses cours à la LAU, et s’accroît au fil des ans avec les manifestations de 2015, les élections municipales de 2016 et surtout avec la thaoura du 17 octobre 2019.
Tirer les leçons des échecs du passé
Alors, qu’est-ce qui a permis à Chamalouna et à Doueihy de percer à Zghorta ? Selon Faouzi Yammine, de nombreux individus et groupes zghortiotes avaient essayé de lancer ou de rejoindre les mouvements de contestation qui ont émergé dans les années d’après-guerre, sans qu’aucun ne réussisse, car « Zghorta reposait sur un système de pouvoir clanique-familial. » À partir de la thaoura (révolution) du 17 octobre 2019, poursuit-il, « de nombreux changements se sont produits dans la vie politique interne, et certains militants locaux engagés ont pu s’organiser de manière cohérente, tirant parti des échecs du passé ».
Des changements qui se sont « reflétés dans les dernières élections parlementaires, où, pour la première fois, un candidat a été élu sans aucune affiliation à l’une des familles politiques traditionnellement dominantes », souligne-t-il.
Maintenant que 13 députés associés au mouvement de contestation ont fait leur entrée au Parlement, les Libanais placent en eux de grands espoirs. Selon Michel Doueihy, les attentes des citoyens sont légitimes, mais le changement ne peut se produire du jour au lendemain.
Les activistes rejettent par ailleurs l’idée d’alliances que les députés indépendants pourraient nouer avec des partis traditionnels, qu’ils accusent d’avoir détruit le pays. « Je suis totalement d’accord avec cela et je comprends les gens, mais que pouvons-nous faire ? Nous ne pouvons pas rester assis dans notre coin. Nous rédigeons des lois, nous les proposons, nous nous engageons, nous tissons des liens et ensuite nous faisons pression sur les partis traditionnels. Les 13 députés ne représentent que 10 % du Parlement », soutient Michel Doueihy.
Quant aux sujets qu’il compte aborder maintenant qu’il est au Parlement, il précise : « En dehors de questions telles que les armes du Hezbollah, il faut s’attaquer aux lois qui sont imposées par les institutions religieuses et autres. Il doit y avoir un changement au XXIe siècle. L’objectif est de donner aux gens la possibilité de choisir, de construire un pays où un espace est réservé à l’individu, loin du sectarisme et des missions religieuses. Nous devons faire pression pour que les gens aient le droit de faire des choix. »
« Je pense à mes enfants, ajoute le nouveau député. Je veux contribuer à la construction d’un pays pour eux et pour les autres, qui soit tolérant et ouvert. Au niveau des lois, mais aussi d’un gouvernement qui respecte tout un chacun et son individualité : sa race, sa nationalité, son origine, ses préférences sexuelles, son genre, etc. »
*Complément d’enquête de Richard Salamé.
Michel Douaihy est le fils de la plus grande famille de Zgharta en nombre (les Douaihy). Traditionnellement et avant les années 2000 les Frangieh et les Moawad étaient alliés et rivaux du clan Douaihy. L’historique de l’article n’est pas trop précis.
16 h 04, le 28 juin 2022