Dans les faits avancés par le Trésor américain pour imposer des sanctions contre l’ancien ministre Youssef Fenianos et l’ex-ministre des Finances Ali Hassan Khalil, y a-t-il de quoi ouvrir une information judiciaire, abstraction faite de leur origine ? Sommes-nous en présence d’opérations irrégulières ? De flagrants délits de corruption ? Ou bien les faits avancés sont-ils entachés d’irrecevabilité, ayant été obtenus par des moyens détournés et illégaux ? Sollicité par L’OLJ, le procureur général financier Ali Ibrahim a courtoisement refusé de commenter l’affaire des sanctions. Mais selon l’avocat et expert Paul Morcos, fondateur du cabinet Justicia, il n’y a pas de documents à l’appui et de preuves en pièces jointes des accusations sur la base desquelles le Trésor américain a pris ses sanctions. « Ces présomptions de culpabilité en elles-mêmes ne peuvent être utilisées comme base d’une action judiciaire au Liban », assure-t-il.
En outre, ajoute en substance M. Morcos, sous peine d’être accusé de complaisance à l’égard des États-Unis, le Liban ne peut même pas se prévaloir de ces sanctions pour réclamer les preuves qui ont servi à justifier les sanctions prises.
Pour M. Morcos, les sanctions ont été prises « en fonction de véritables renseignements financiers obtenus on ne sait comment, sans que le Liban ait les moyens de vérifier comment ces accusations sont fondées ». On est donc, selon lui, en présence de sanctions du Trésor américain contre lesquelles le parquet libanais ne saurait engager de recours judiciaire.
Sceptique quant à la possibilité que le parquet se saisisse de cette affaire, M. Morcos rappelle qu’il y a deux semaines, le président Michel Aoun avait indiqué avoir tenté de lutter contre la corruption en demandant – en vain – à des entrepreneurs de travaux publics qui se plaignaient d’avoir à payer des pots-de-vin au ministère des Finances de désigner par leurs noms des fonctionnaires qui les rançonnaient. Sans que le parquet ne se saisisse de cette véritable alerte lancée par la plus haute autorité du pays.
Dans une réponse cinglante au chef de l’État, Ali Hassan Khalil, ancien ministre des Finances et l’une des cibles des sanctions annoncées mardi, avait de son côté signalé que le chef de l’État devrait plutôt soulever les cas des « valises » qui parvenaient au palais de Baabda. Sans que le parquet ne s’en émeuve non plus.
Effets judiciaires et civiques
En tout état de cause, les sanctions américaines ont des effets judiciaires, civiques et financiers évidents, précise en substance M. Morcos. MM. Fenianos et Hassan Khalil sont désormais inscrits sur la liste de l’OFAC (Office of Foreign Assets Control). « Certes, dit-il, leurs lots ne sont pas saisis, mais ces personnes se voient obligées de clôturer leurs comptes locaux dans les banques locales, en vertu d’une circulaire de la BDL remontant à 2016. » « En général, ajoute l’avocat, les établissements de crédit étrangers qui correspondent avec leurs banques s’interdisent d’accepter des transactions d’un client fiché par l’OFAC. »
Par ailleurs, la parenté proche et les associés d’une personne listée sont passibles de la même sanction, mais pas automatiquement. En général, si l’OFAC ne le précise pas, les banques attendent trente jours avant de prendre les mesures qui leur semblent adéquates.
Par ailleurs, précise M. Morcos, les personnes sanctionnées se voient retirer l’éventuel visa d’entrée aux États-Unis dont ils disposent, et sont passibles même d’arrestations dans certains cas. Et l’avocat de rappeler le cas de Kassem Tajeddine (65 ans), un riche homme d’affaires libanais engagé dans le commerce de matières premières au Moyen-Orient et en Afrique. M. Tajeddine avait été désigné comme un « important contributeur financier » d’une organisation « terroriste » en mai 2009 en raison de son soutien au Hezbollah, considéré par Washington comme une organisation terroriste. Il avait été arrêté à Casablanca (Maroc) puis expulsé vers les États-Unis en 2017 et condamné à cinq ans de prison et 50 millions de dollars d’amende pour avoir contourné des sanctions américaines. M. Tajeddine a été libéré en juillet dernier, deux ans avant la fin de sa peine, en raison de ses problèmes de santé et des risques d’être contaminé par le Covid-19.
« La corruption, domaine public »
De toute évidence, d’ailleurs, certains des faits soulevés sont pratiquement du domaine public au Liban. Il est notoire, en particulier, comme évoqué dans l’un des « chefs d’accusation » retenus contre Ali Hassan Khalil, que les portables et certains appareils électroniques sont vendus moins cher dans certaines officines de banlieue. Et cela dure depuis des années. Cet aspect des choses est soulevé en particulier par le juriste et ancien député Salah Honein.
« Je suis contre toute ingérence dans les affaires internes du Liban, qu’elle vienne de Washington ou d’ailleurs, lance l’avocat, mais je sais une chose : la justice libanaise aurait dû intervenir bien plus tôt. » Et M. Honein de rappeler que les scandales liés à la corruption soit innombrables.
« J’en donne deux exemples, précise l’ancien parlementaire. Celui des communications internationales illégales qui passaient par des centraux du Hezbollah, et non par les centraux de l’État. C’était dans les années 2002-2003. Le manque à gagner avait été évalué à 100 millions de dollars. L’autre exemple est celui d’un circuit douanier parallèle au port de Beyrouth, où la marchandise de contrebande entrait moyennant des taxes forfaitaires. »« Ces deux affaires ont été soulevées au Parlement, et personne n’a réagi ou ne s’en est ému outre mesure », déplore M. Honein, qui ajoute à ces scandales, pêle-mêle, de nombreux autres, comme celui du taux d’intérêt de plus de 40 % affecté aux dépôts en livres, dans les années 92-93 du siècle dernier, sans aucune justification valable, ou celui des associations privées fantômes qui drainent vers elles les aides internationales, etc. « C’est tous les jours que des scandales surgissent, dans les accusations que se lancent les ministres, dans les journaux, à la télé, dans les talk-shows. Que voulez-vous ? Nous vivons au royaume de l’impunité, alors qu’à l’étranger, un ministre démissionne s’il est surpris faisant un usage privé de sa voiture de fonction… »
Bien sûr qu’il n’y aura pas de suites.... sinon, ça serait tout le château de cartes qui s’effondrerait.
14 h 24, le 10 septembre 2020