Le cri d’alarme lancé dans un article de L’Orient-Le Jour entraînait pour nous le devoir professionnel de nous rendre sur le site de Nahr el-Kalb. Le creusement déjà énorme du roc du promontoire, vu depuis l’autoroute-retour vers Beyrouth, est le fait de trois bulldozers qui ont déjà ôté de là plusieurs tonnes de roche, mais le pire est que ces extractions se situent, malgré les allégations des entrepreneurs, à 40-50 mètres des bas-reliefs d’Assarhaddon et Ramsès II, qui sont parmi les plus vieux monuments de l’endroit. Il serait certainement fort déplaisant de voir une construction moderne occuper l’arrière-fond des stèles plusieurs fois millénaire d’un site naturel si beau et hautement patrimonial. Ces lignes visent à souligner d’abord ce que l’éminent site de Nahr el-Kelb représente pour le patrimoine mondial.
À douze kilomètres au Nord de Beyrouth, Nahr el-Kalb, torrent que Grecs et Romains désignaient comme étant le « Lycus » (le Loup), se jette dans la mer. L’égyptologue François Maspero affirmait que les Assyriens appelaient son promontoire rocheux « Tête de Baal » (Baalirasi). Les berges du torrent qui s’élèvent à 80 mètres de hauteur représentaient dans l’Antiquité un obstacle militairement bien gardé, barrant la route des échanges entre l’Asie antérieure et l’Afrique. Les villes de la côte cananéo-phéniciennes suscitaient en effet inlassablement la convoitise des empires qui se formaient autrefois, et tout nouveau conquérant qui se heurtait à ce promontoire rocheux de « Baalirasi » y laissait, une fois qu’il l’avait franchi, une stèle ou une inscription marquant pour des générations et des millénaires le souvenir de son passage. C’était même devenu une tradition de célébrer pareil glorieux événement.
Le « Lycus » élevé sur un piédestal qui le signalait à la vue de très loin, était la statue d’un loup dressée là, sans doute propitiatoire. Égyptiens, Assyriens, Romains qui craignaient les divinités des autres, puis les croisés, et les Arabes comme bien d’autres, y marquèrent leur transit dans les villes phéniciennes côtières, sinon une volonté d’emprise impériale. Les surfaces verticales et planes de la falaise du « Lycus » pouvant être aisément atteintes par un sculpteur, y laisser une inscription ou y adjoindre un bas-relief, constituait un grand impact psychologique et comme un avertissement solennel contre tout nouvel envahisseur. Les « Pax Egyptiana », « Assyriana », « Romana », « Franca » et d’autres s’y succédèrent, apposant leur marque à cet endroit. Mais quel que fût le razzieur historique, il sut montrer toujours le plus grand respect pour les gravures en bas-relief et les écritures plusieurs fois millénaires gravées sur le vénérable rocher. Visitant le site, on y découvre trois ponts, l’un métallique auparavant destiné au tramway, l’autre moderne en pierre et plus loin le pont arabe arqué, pointu, que l’émir Bachir II Chéhab avait restauré en son temps. Toutes les inscriptions du site du Lycus se situent sur la rive gauche de la rivière, exceptée une seule.
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Les stèles égyptiennes
Sur la paroi du promontoire du « Lycus », est la plus ancienne stèle égyptienne (marquée n 5 par la DGA), remontant à 3 300 ans. On y voit le pharaon Ramsès II (13e siècle av. J.-C.) adorant l’une des grandes divinités des Égyptiens, le dieu de Memphis Ptah, Maître des Jubilés, de la sculpture, de la métallurgie, de la charpenterie et des chantiers navals. En 1861, le mémorial de l’expédition française au Mont-Liban ordonnée par Napoléon III l’a malheureusement remplacée. On découvre ensuite un chemin pierreux montant, égyptien ou assyrien, à flanc du rocher, identifié par son cartouche pharaonique encore une fois comme étant Ramsès II (n 14), immolant un captif ennemi au dieu Ra-Harmakhis représenté debout, à tête d’oiseau surmontée du disque solaire. En grimpant quarante mètres plus haut, deux inscriptions rapprochées vous interpellent. Dans la première (n 16) qui est rectangulaire, Ramsès II immole aussi un captif au même dieu suprême de Thèbes, coiffé des deux longues plumes d’oiseau Amon-Râ.
Les stèles assyriennes
L’archéologue et historien allemand Hugo Winckler proposait que devaient probablement figurer, côte à côte, sur les stèles assyriennes rectangulaires (n 6 et 7), les dynastes Assournasirpal II (882-859 av. notre ère) et son fils Shalmanazer III (727-722). Ce dernier coiffé de sa tiare, lève la main droite en signe d’adoration. Il aurait gravé une inscription sur le rocher de Nahr el-Kalb, en rentrant de sa campagne de 842 contre le roi de Damas Hazaël : « Jusqu’aux montagnes de Baalirasi, qui sont au-dessus de la mer, je descendis, j’y érigeai ma statue royale. C’est alors que je reçus le tribut des Tyriens, des Sidoniens et de Jéhu descendant d’Omri. » Depuis l’égyptologue François Maspero, on admet en effet généralement que « Baalirasi » (ou tête de Baal) ne serait autre que le magnifique promontoire de Nahr el-Kalb, lieu résolument célèbre et même sacré. Car peut-on imaginer aujourd’hui ce que pouvait signifier « Tête de Baal » autrefois ? Il fait d’ailleurs suite naturellement sur le littoral, à Ras Naqoura, Ras Beyrouth, Ras Chekka... autant de lieux fortifiés face aux assauts venus de la terre et de la mer.
Sur la paroi du roc, on découvre une stèle (n 13) sur laquelle un dynaste assyrien, probablement Assarhaddon (680-669 avant notre ère), fait le geste de l’orant-adorateur. Vingt mètres plus haut, on peut découvrir encore la même figure assyrienne royale, très semblable à la 13. Une belle stèle aussi est celle d’Assarhaddon (671 av. J.-C.) (n 17) le montrant de profil, faisant le geste de l’orant. Vêtu de la robe longue, il est coiffé de sa tiare à pointe conique. Sur son corps, et se prolongeant sur la stèle, est gravé un texte connu trouvé à Zinjirli près d’Alexandrette et à Tell Ahmar sur les rives de l’Euphrate, narrant en graphie cunéiforme la campagne de 671 avant J.-C., de ce roi assyrien contre l’Égypte. On peut dater ces textes épars en divers lieux du retour du dynaste de sa campagne égyptienne. La stèle du « Lycus » qui le qualifie « Roi de Babylone, d’Égypte et d’Éthiopie, conquérant de Sidon », narre ses victoires sur la dynastie éthiopienne d’Égypte en 672 av. notre ère, qui avait poussé les rois de Sidon et de Tyr, Abimilkout et Baal Ier, à s’insurger contre la domination mésopotamienne. Elle mentionne aussi la reddition de Tyr et d’Ascalon, ainsi que la soumission de vingt-deux rois : « Je le pêchai comme un poisson et le sortis de l’eau. Je le ramenai et lui coupai la tête. » C’est ainsi que se glorifiait Assarhaddon qui avait vaincu le roi de Sidon lequel, à l’issue de sa défaite, alla fuir dans l’île de Chypre. La stèle (7) très abîmée aujourd’hui, donne une autre figure royale assyrienne, en attitude d’adoration. Une autre stèle assyrienne typique, mais fruste, a été sérieusement dégradée par le temps, et aujourd’hui disparu.
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Dans le parcours du Nord au Sud, de ce fabuleux musée de plein air à Nahr el-Kalb, la plus intéressante inscription assyrienne a été numérotée (1 par la DGA). En 1878, en effet, sur la rive droite du pont de la route moderne, le consul danois à Beyrouth, Julius Loytved, ayant remarqué une double inscription en lettres cunéiformes babyloniennes et néobabyloniennes cachée sous un bosquet de bananiers sauvages entremêlé de vignes vierges et autres plantes grimpantes, demanda à la faire dégager. Elle parut alors très abîmée et nettement moins spectaculaire que toutes les autres, mais devait se révéler la plus captivante de toutes. Loytved en informa aussitôt les milieux scientifiques européens. Dictée par Nabuchodonosor II roi de Babylonie (606 à 562 av. J.-C. responsable de l’exode juif de Jérusalem), cette inscription datant de 587, fut traduite par l’assyriologue allemand Weissbach, qui y reconnut de suite le double d’un récit de conquête inscrit par Nabuchodonosor à Wadi Barissa au milieu de la forêt du Hermel. Elle signalait des événements fondateurs illustrant son règne, soulignait aussi quelques événements liés à la montagne du Liban. On l’écoute rapporter que : « En ce temps-là, il y avait le Liban, la montagne des Cèdres, la forêt luxuriante de Mardouk, dont le parfum est doux, dont les hauts cèdres, son produit [...], qu’aucun autre roi n’a abattu. Mon dieu, Mardouk, l’a voulu comme juste ornement pour le palais du gouverneur des Cieux et de la Terre. » La série semblable d’inscriptions de Wadi Barissa, gravées sur des rochers, moins humides et donc bien conservées, permit de compléter par comparaison, l’inscription de Nahr el-Kalb qui se prolongeait ainsi : « Ce Liban que gouvernait un ennemi étranger qui lui pillait ses richesses a été vidé de son peuple qui a été éparpillé et qui a fui vers des régions lointaines. Confiant dans le pouvoir de mes Seigneurs (dieux) Nabou et Mardouk, j’ai organisé mon armée pour une expédition au Liban. J’ai rendu ce pays heureux en chassant ses ennemis où qu’ils se soient trouvés, et j’ai ramené chez eux tous ses habitants éparpillés. Ce qu’aucun roi n’avait fait auparavant, je l’ai accompli ; j’ai coupé à travers des montagnes abruptes, ai fendu les rochers, ouvert des passages, et construit une route droite pour le transport des cèdres. J’ai mis à flot le “Ahratu” qui a porté à Mardouk, mon roi, de puissants cèdres, hauts et forts, d’une beauté précieuse et d’une qualité essentielle, de couleur sombre, le produit abondant du Liban, comme si c’était de longues tiges portées par la rivière [...] J’ai fait vivre les habitants du Liban ensemble et en paix, en ne laissant personne les déranger. Afin que nul ne puisse leur porter atteinte, j’ai érigé là-bas une statue me montrant roi éternel de la région [...] Près de ma statue royale, j’ai gravé une inscription mentionnant mon nom pour la postérité. »
Y eut-il donc autrefois à Nahr el-Kalb un portrait sculpté en bas-relief de Nabuchodonosor ? Wadi Barissa préserva certainement mieux sa stèle. On y voit le roi face à un cèdre du Liban, tandis qu’un autre bas-relief le représente renversant un lion représentant probablement le roi de Judée, qu’on nommait le « Lion de Judée », alors insurgé contre l’empire de Mésopotamie. L’expédition conséquente venue de l’Euphrate aurait eu pour but de tenter de mater ce roi rebelle bien plus que de défendre le « Liban » des « étrangers ». C’est de cette époque que date la captivité du peuple juif en Babylonie, que relate la Bible et la destruction du grand temple de Jérusalem. À Tyr, le roi Baal II, une pure créature de Nabuchodonosor, vint en 572 remplacer le souverain héréditaire Ittobaal. Le Chaldéen ne poursuivit d’ailleurs pas sa prétendue « libération » des cités phéniciennes côtières de l’emprise impériale égyptienne.
Deux inscriptions grecques
Si l’on voulait escalader le promontoire, on retrouverait la route romaine que Proclus, gouverneur romain de Phénicie, avait fait réaménager en 380. Une inscription (n 11) de langue grecque, déjà bien endommagée en 1873 moment où J.A. Paine l’a relevée, commençait ainsi : « Ô Proclus, aimable rejeton de l’illustre Tatien de Lycie [...], envoyé des divinités d’Héliopolis. » Cependant Libanius, le rhéteur d’Antioche, jugeait Proclus « tyran » et « assassin ». Une seconde inscription grecque mais rudimentaire, (n 12) figure à cet endroit. Tout près d’elle, un rocher blanc taillé en socle pouvait être, mais cela a pu être contesté, le piédestal où se dressait le « Lycus ». On raconte qu’à l’approche de l’ennemi, la statue du Loup hurlait, c’était comme faisaient en Haute-Égypte les fabuleux Colosses de Memnon qui eux chantaient. Il est probable dans les deux cas, pensons-nous, que l’humidité qu’emmagasinait la nuit la pierre s’en dégageait lors de sa nouvelle exposition au soleil du matin, entraînant un sifflement caractéristique. Visitant le site en 1735, le chevalier Laurent d’Arvieux notait : « Il y avait là autrefois la figure d’un gros chien que les païens avaient taillé dans le roc d’un cap assez avancé dans la mer, dont l’emploi était de découvrir les armées qui venaient et d’en avertir par ses cris, qui étaient si forts qu’on les entendait de l’Isle de Chypre. On voit par là qu’il avait la voix bien forte. Mais les Turcs, auxquels la religion défend de souffrir aucune figure taillée, l’abattirent et le firent tomber dans la mer, où on le voit encore quand la mer est calme ; mais il n’aboie plus et c’est dommage : car j’aurais tout donné pour être témoin de ce prodige, et peut-être on me croirait plutôt sur ma parole, que sur la tradition que je rapporte ici. »
Inscriptions latines
Gravée sur une saillie rocheuse isolée, l’inscription (n 3) provient de l’empereur romain Marc-Aurèle Caracalla (211-217) qui se disait descendant d’Antonin le Pieux, et commémorait l’aménagement de la route à travers le rocher du « Lycus » qu’il avait ordonnée à la Légion III romaine (gauloise) : « L’empereur César Marc Aurèle Antonin, Pieux, Heureux, Auguste, suprême vainqueur des Parthes, Bretons et Germains, souverain pontife, ayant fait trancher les montagnes qui surplombent le fleuve Lycus, a élargi la voie, par les soins de sa légion Antonine. » Une autre inscription, disparue, disait : « Invincible empereur Antonin Auguste, puisses-tu régner un grand nombre d’années ! » Mais une mutinerie de sa légion ayant éclaté, le nom de l’empereur en fut effacé. Le voyageur américain Bruce Clamers (dit Bruce Condé) confiait avoir remarqué la présence, au-dessus de la stèle consacrée à Caracalla, d’une seconde inscription mais illisible.
Une inscription arabe
À l’extrémité du pittoresque pont pointu, près du café moderne, presque au niveau de l’eau, court une longue inscription arabe du XIVe siècle (n 2) en beaux caractères coufiques, venue du sultan mamelouk Seifeddine Barqouq. Elle accompagne ses armoiries et relate l’édification du pont par Aboulazaïm Itmis, gouverneur mamelouk du Liban.
Les inscriptions et monuments anglais, français et de l’indépendance
Au-dessus des deux inscriptions assyriennes (13 et 17), un texte en anglais rappelle la prise de la Syrie à Hussein, éphémère roi du Hidjaz en octobre 1918. Une mention des corps armés anglais, de spahis et chasseurs africains l’a plus tard remplacée. Les autorités du mandat la révisèrent par la suite, en 1930, à leur convenance. Une autre inscription en anglais
(n 10) honore le XXIe Corps anglais, ainsi que le Détachement français de Palestine et de Syrie. Commémorant l’entrée victorieuse des troupes du général Gouraud à Damas, le 25 juillet 1920, l’inscription (n 4) ne manque pas de donner la liste complète des unités qui défirent le roi Fayçal à Mayssaloun ; le tout encadré de motifs en guirlande. Au-dessus d’elle, on note une troupe de soldats devant un casque en bronze et un drapeau. La stèle fut plus tard martelée par les nostalgiques de l’armée arabe.
De nouvelles plaques apposées récemment commémorent divers événements. L’une, écrite en anglais, rappelle la libération du Liban et de la Syrie en juin-juillet 1941. Une stèle a été apposée le 20 décembre 1942, à l’occasion de la mise en fonction par les Alliés de la voie ferrée Nakoura-Tripoli. Enfin une plaque de marbre rappelle l’évacuation du Liban par les troupes françaises, elle est accompagnée de l’emblème du cèdre, et fut dévoilée en décembre 1946 par le président Libanais d’alors Béchara el-Khoury.
Les inscriptions et stèles de Nahr el-Kalb n’appartiennent pas au seul Liban, mais au patrimoine universel global. Elles ont réussi à survivre pendant des millénaires. Il est urgent de les protéger et de préserver leur environnement des constructions ou des travaux trop proches risquant de les menacer physiquement et d’en défigurer le site. Ils porteraient aussi atteinte à leur sens symbolique et autant artistique qu’historique.
*Archéologue, philologue et écrivain
Principales références bibliographiques : Mémoires du Chevalier Laurent d’Arvieux, Labat, 1735 ; René Mouterde S. J., Le Nahr el-Kalb, Imprimerie catholique, Beyrouth,1932 ; Bruce Chalmers (dit Bruce Condé). Les traductions sont dues à Édouard Dhorme, Revue Biblique, 1910 ; 3 E. Meyer ; Ch. Abdallah.
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22 h 27, le 08 mars 2020