Rechercher
Rechercher

Lifestyle - Photo-roman

« Donnons-leur une chance, le pays ne peut plus se le permettre ! »

Une femme de la bourgeoisie libanaise recense les sentiments mitigés de son entourage et les siens par rapport à la révolution...

Photo AFP/Joseph Eid

L’histoire commence le 17 octobre, en début de soirée. Ce jour-là, il est prévu que je me rende au vernissage de l’exposition que consacre le Musée Sursock à Helen el-Khal. Mais d’abord, comme avant tout événement mondain à Beyrouth, c’est le même rituel auquel je me soumets. Je passe chez Bahaa’ le coiffeur pour un coup de peigne, puis l’esthéticienne me retrouve à la maison, une pose vernis rapide, je me maquille, mais légèrement. Je m’habille, puis je grimpe sur une paire de talons achetée un peu plus tôt dans la journée, et enfin je m’accroche des perles « discrètes » aux oreilles. En chemin, Maher le chauffeur me livre ses mêmes complaintes par rapport à la situation que je n’écoute plus qu’à moitié. Plusieurs semaines que les banques rendent les retraits en dollars plus difficiles, me dit-il. « Madame, ça va très mal… » Quelque chose va mal, c’est vrai, mais pas de quoi s’inquiéter à outrance puisque mon mari me l’assure. Après tout, la banquière, à force de cadeaux et d’arrangements de fleurs envoyés aux fêtes, ne nous refusera rien.


Mon portable qui vibre
Comme m’en informe Maher, en plus de la crise économique, depuis quelques jours, des incendies dévorent des forêts entières du pays. Je le sais, j’ai vu les habitants de ces régions déverser leur colère à la télévision, mais je sais aussi que l’histoire se tassera et que, comme d’ordinaire, les choses reviendront à leur anormale normalité. Au bout de cinquante ans, je connais bien les rouages de mon pays et je ne m’en fais plus. On en a vu des vertes et des pas mûres et à chaque fois on a réussi à s’en sortir. Vers 20h, alors que je parcours des yeux l’œuvre d’Helen el-Khal, je sens mon portable vibrer à répétition au fond de mon Chanel. Une coupe de champagne d’une main, mes lunettes de vue de l’autre, je m’empare du portable sur l’écran duquel s’empilent les notifications. Taxe WhatsApp, rage du peuple, routes bloquées, pneus brûlés, casseurs, nouvelles de L’Orient-Le Jour, messages de mes enfants installés à New York, de mon mari qui m’intime de rentrer à la maison. Autour de moi, la salle se vide à vue d’œil. Je rentre. Inutile de vous raconter la suite, vous la connaissez. Dès le lendemain, une copine crée un groupe WhatsApp qu’elle intitule Thawra Ladies. Tous les jours, ensemble, on se déplace à pied, en tenue de sport, drapeaux brandis, vers la place des Martyrs. On choisit notre point de ralliement du côté de Saifi Village, « parce qu’à la place Riad el-Solh, ça risque toujours de barder », répète l’une d’entre nous. Puis vient la chaîne humaine, émouvante, la marche de femmes à la lueur des bougies, un tas de belles photos, le concert de casseroles tous les soirs à 20h, les sandwiches qu’on livre sur les places, le gouvernement qui tombe, les enfants revenus pour un week-end, l’Indépendance qui retrouve enfin sa symbolique, je me sens tout d’un coup utile, c’est beau la révolution.



Sauf que voilà
Un peu trop beau pour une révolution ? D’ailleurs, dans les dîners qui se font de plus en plus restreints, par décence, sur le groupe Thawra Ladies, on s’accorde à dire qu’il faut du sang pour mener à bien une révolution, qu’il faut lever le ton et mettre de la violence pour se faire entendre, quand nos dirigeants ont choisi de faire la sourde oreille. Sauf que voilà, au courant du mois de décembre, les affrontements entre les manifestants et les forces de l’ordre montent d’un cran. Le centre-ville de Beyrouth se transforme en champ de bataille dès lors que Hassan Diab est désigné Premier ministre. Mes Thawra Ladies, qui se plaisaient pourtant à jouer les grandes révolutionnaires, se replient soudainement sur leurs prudences, préoccupées par l’état de leurs comptes en banque, distraites à montrer patte blanche à leurs banquiers pour retirer un peu plus de dollars et les entasser, chez elles dans des coffres-forts planqués derrière des tableaux de maître. Leur discours change, elles ont fait le tour de la révolution et veulent sans doute revenir au confort de leurs vies illusoires : « Ouf, on a enfin un gouvernement! » comme si cela allait réparer l’irréparable. « Ces voyous ont tout saccagé ! Ils ont cassé un café au centre-ville, ils sont en train de tuer ce qui reste de l’économie ! » s’offusquent-elles pour quelques pierres quand ce sont des milliers de vies qui sont chamboulées. « Ce sont des infiltrés, une cinquième colonne », « On finira par ressembler à Tiananmen ». J’ai la nausée, je ne les reconnais plus. Surtout lorsqu’elles me sortent cette imparable idée : « Donnons-leur une chance, laissons ce nouveau gouvernement travailler, le pays ne peut plus se le permettre ! » Mais je ne veux rien écouter, ni leurs inquiétudes confortables, ni celles de mon mari. Alors je continue à descendre, désormais seule, avec mon drapeau, ma tenue de sport, et mes perles discrètes aux oreilles. La dernière des Thawra Ladies de cette bulle hermétique qui ignore qu’elle aussi bientôt, et surtout en restant chez elle, va exploser…


Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour» vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...


Dans la même rubrique
« Ne vous inquiétez pas, ils ne bombardent jamais les hôpitaux ! »

« Sois sérieux, sinon tu finiras comme nous »

« Va remonter l’interrupteur, le disjoncteur a sauté ! »

« Tu ne risques pas de te perdre, c’est la seule échoppe ouverte du secteur... »

Et au milieu de la peur, il y a l’espoir

Cette année, j’ai décidé de rêver

L’histoire commence le 17 octobre, en début de soirée. Ce jour-là, il est prévu que je me rende au vernissage de l’exposition que consacre le Musée Sursock à Helen el-Khal. Mais d’abord, comme avant tout événement mondain à Beyrouth, c’est le même rituel auquel je me soumets. Je passe chez Bahaa’ le coiffeur pour un coup de peigne, puis l’esthéticienne me retrouve à la...

commentaires (5)

Récit très réaliste!

Michele Aoun

20 h 40, le 17 février 2020

Tous les commentaires

Commentaires (5)

  • Récit très réaliste!

    Michele Aoun

    20 h 40, le 17 février 2020

  • Personne ne s'est demandé comment des services secrets manipulent une révolution ? Personne ne s'est demandé par quel miracle , les forêts du Nord au Sud s'embrasent toutes à la même heure ? Alors que de nombreuses personnes ont témoigné avoir vu de leurs propres yeux des voyous verser de mazout autour des arbres ? Dans le Chouf par exemple , on savait à l'avance que les forêts allaient brûler , ça passait de bouche à oreille . Rien que cet exemple parmi tant d'autres démontrent que comme dans les autres printemps arabes, un petit groupe de services secrets étrangers peut déclencher une pseudo-révolution en rendant le peuple enragé et impatient ! ... Avec des mass-medias vendues qu'on achète a force dollars , on a lavé les cerveaux des émeutiers . Facile mais pas très honnête . Mais il n'en fallait pas trop , car depuis longtemps on préparait les esprits contre cette corruption qui font que les revendications sont LÉGITIMES , on ne peut que les appuyer , mais ce n0étaiy pas le moment de faire une révolution, la géopolitique n'est pas en notre faveur

    Chucri Abboud

    19 h 59, le 17 février 2020

  • Personne ne s'est demandé comment des services secrets manipulent une révolution ? Personne ne s'est demandé par quel miracle , les forêts du Nord au Sud s'embrasent toutes à la même heure ? Alors que de nombreuses personnes ont témoigné avoir vu de leurs propres yeux des voyous verser de mazout autour des arbres ? Dans le Chouf par exemple , on savait à l'avance que les forêts allaient brûler , ça passait de bouche à oreille . Rien que cet exemple parmi tant d'autres démontrent que comme dans les autres printemps arabes, un petit groupe de services secrets étrangers peut déclencher une pseudo-révolution en rendant le peuple enragé et impatient ! ... Avec des mass-medias vendues qu'on achète a force dollars , on a lavé les cerveaux des émeutiers . Facile mais pas très honnête . Mais il n'en fallait pas trop , car depuis longtemps on préparait les esprits contre cette corruption qui font que les revendications sont LÉGITIMES , on ne peut que les appuyer , mais ce n0étaiy pas le moment de faire une révolution, la géopolitique n'est pas en notre faveur

    Chucri Abboud

    19 h 58, le 17 février 2020

  • Cette dame sait très bien que ce gouvernement n a aucune chance d’aboutir et que l’option remboursement Eurobonds n est pas envisageable sans l aide de nos amis du Golfe ni Cèdres d’ailleurs alors il est mort né Diab et son gouvernement Je pense qu’ils sont bons et de bonne volonté mais deux écueils de taille: - Pas indépendant - Venu trop tôt

    PROFIL BAS

    18 h 47, le 17 février 2020

  • Bon article, mais la vrai révolution se trouve dans les secrets entre meres et enfants. Ces enfants qui seront grands et prendront des postes ici ou ailleurs.

    Eddy

    17 h 57, le 17 février 2020

Retour en haut