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Lifestyle - Photo-roman

« Ne vous inquiétez pas, ils ne bombardent jamais les hôpitaux ! »

Récit d’une naissance à Beyrouth, en janvier, pendant la guerre civile, et qui trouve un écho particulier trente ans plus tard...

Photo archives L’OLJ

Je suis né à Beyrouth le 30 janvier 1990. « Ah, mais comment oublier cette date sanglante de la guerre ? » me disent immanquablement ceux qui ont connu cette période, le sourcil relevé et un long akh de consternation. De ce jour, ce genre d’anniversaire que, d’ordinaire, on aurait immortalisé sous toutes ses coutures et sur des kilomètres de pellicule, il ne me reste que deux photos. Les paupières à peine ouvertes sur ce monde où je viens de débarquer et dont je ne peux encore soupçonner les retors, je suis dans les bras de ma maman. Ma tante et ma grand-mère se penchent sur ce lit d’hôpital, autour duquel sont parsemés bouquets et arrangements envoyés par des proches. Je devine au fond du regard des femmes de ma vie quelque chose qui ressemble au bonheur, l’espoir qu’invoque la venue de tout nouveau-né, aussi immense fût le désastre autour. Un tout petit être qui les envahit d’un grand bonheur, voilà ce que ces images racontent. Pas de quoi casser trois pattes à un canard. Mais très tôt, à l’enfance, j’ai cherché à connaître la suite des événements, détricoter cette énigme, comprendre pourquoi il n’y avait que ces deux photos. Et après ?

Ça sent mauvais

Alors, tous les ans, à la même date, ma mère me raconte cette même histoire. Quelques heures après ma naissance et ces deux immémoriales photos, elle se souvient que les proches s’étaient mis à téléphoner pour s’excuser de ne pas pouvoir se rendre à l’Hôtel-Dieu de France. « Ça sent mauvais, j’ai peur de laisser les enfants », prétextait l’une. « Faites gaffe, ça risque de barder », s’inquiétait l’autre. Combien de fois avons-nous entendu ces mêmes phrases en temps de guerre ? Dès le lendemain matin, dehors, à travers la fenêtre, l’autoroute en dessous se vide de toute circulation, à mesure que des éléments armés affluent puis encerclent l’hôpital. Vous savez, ce silence qui attend la confirmation du pire. La réalité de ce pays, éternellement sur le qui-vive, vient ainsi mettre fin à cette courte trêve. En guise de précaution, « juste au cas où, même si, ne vous inquiétez pas, ils ne bombardent jamais un hôpital, madame », assurent-elles, les infirmières viennent récupérer les bébés pour les mettre à l’abri, dans une pouponnière improvisée à l’étage maternité. À peine le temps de prendre la mesure de ce qui se passe, que des explosions retentissent, de plus en plus proches, enveloppant l’atmosphère d’un voile gris de suie. Ma mère bondit de son lit, elle rampe littéralement vers la porte de la pouponnière au pied de laquelle elle s’affale. Elle veut que je sois à portée de main. Une poignée de minutes plus tard, une énorme déflagration secoue tout l’étage. Un obus vient de tomber là, à quelques mètres seulement. Ils ont bombardé un hôpital. Guerre d’élimination, l’armée libanaise avec le général Aoun, d’un côté, les Forces libanaises, de l’autre, et nous au milieu.

La fuite

Ma mère me raconte aussi que même en se frottant les yeux, tout autour d’elle lui semblait noyé dans un nuage de poudre blanche. Sa chevelure, son corps, jusque ses pieds nus sont entièrement recouverts d’une épaisse couche blanche, « comme de la farine », dit-elle. Peut-être de la poussière, peut-être du gravat, peut-être le plafond qui leur serait tombé sur la tête, elle n’en sait plus grand-chose, à part qu’elle s’est jetée sur mon berceau, m’a serré fort au creux de la poitrine, « je t’ai pincé pour m’assurer que tu respirais encore », et a foncé vers le néant, parmi les débris de verre et les corps allongés le long du couloir. Elle ne se souvient même pas comment elle a dévalé l’escalier qui n’en était plus un, presque suspendu dans le vide, les pieds nus comme je l’écrivais plus haut, « animée par un instinct quasi animal. » Une fois au troisième sous-sol, abri improvisé où s’entassaient sur des matelas de fortune les patients, les médecins, les infirmiers et les proches, il nous a fallu patienter 24 heures dans l’obscurité la plus totale pour qu’un flash info, crachouillé par un petit transistor, annonce une route possible à emprunter pour fuir d’ici. Voici donc le résumé de l’histoire de ma naissance, un énième jour de cette guerre où tout a chamboulé, où le bonheur n’a su trop s’installer, vite balayé par nos sempiternelles et inutiles violences. Voici donc cette banale histoire de guerre, semblable à tant d’autres, que me raconte ma mère tous les 30 janvier, mais qui, cette année, a trouvé un écho particulier en moi. Trente ans plus tard, ce sont les mêmes noms, les mêmes guerres, mais c’est aussi un nouveau Liban qui s’apprête à voir le jour. Pourvu, seulement, que l’accouchement ne se fasse pas dans la douleur…

Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...


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Cette année, j’ai décidé de rêver

Je suis né à Beyrouth le 30 janvier 1990. « Ah, mais comment oublier cette date sanglante de la guerre ? » me disent immanquablement ceux qui ont connu cette période, le sourcil relevé et un long akh de consternation. De ce jour, ce genre d’anniversaire que, d’ordinaire, on aurait immortalisé sous toutes ses coutures et sur des kilomètres de pellicule, il ne me reste que...

commentaires (2)

Pourquoi on bombarde un hopital? c'est pas humain. J'invite les Hommes à penser qu'ils ne sont pas des dieux et donc penser aux autres humains. Car tous les Hommes ont une fin.

Eddy

09 h 51, le 04 février 2020

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Commentaires (2)

  • Pourquoi on bombarde un hopital? c'est pas humain. J'invite les Hommes à penser qu'ils ne sont pas des dieux et donc penser aux autres humains. Car tous les Hommes ont une fin.

    Eddy

    09 h 51, le 04 février 2020

  • Cher compatriote ton histoire m’a ému. Merci pour ce partage, en espérant que ta génération saura rejeter les causes et élire des dirigeants intègres .

    El moughtareb

    08 h 46, le 04 février 2020

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