Depuis plus de dix jours, dans l’inépuisable inventaire des choses que nous n’avons pas et que nous réclamons aujourd’hui au terme d’une longue amnésie généralisée ; dans la liste des « pas de », pas d’eau, pas de justice juste, plus de dollars, pas de droits élémentaires et j’en passe, le cas de l’électricité est à nouveau à l’ordre du jour des manifestations. Alors que la ministre sortante de l’Énergie et de l’Eau, Nada Boustani, se félicitait de je ne sais quel plan (douteux) de sauvetage il n’y a pas plus loin qu’un mois, de plus en plus de foyers libanais se retrouvent privés d’électricité, des écoles accueillent leurs élèves à la lueur des bougies, et on parle de plus de douze heures quotidiennes de coupure de courant dans certaines régions.
Jeudi dernier, j’ai vu les images des manifestants postés dès l’aube devant le bâtiment d’EDL à Mar Mikhaël. J’ai vu l’étendue de leur colère, la mienne et les mots qui ne leur viennent plus pour exprimer l’indicible. En faire autant pour demander si peu. Se faire humilier pour avoir osé broncher. J’ai vu, surtout, le doigt d’honneur brandi par une employée d’EDL qu’on empêchait de rejoindre son bureau où elle débarquait, brushing de circonstance, sur le coup des dix heures. Ce geste portait en lui toute l’insolence de ceux qui nous gouvernent et qui s’en battent l’œil de nous voir privés de tout, et maintenant plongés dans l’obscurité la plus totale.
Ah, mais c’était la guerre
Instinctivement, je me suis tourné vers M., et je lui ai dit : « Mais comment avons-nous fait toute notre vie ? » Et cette même puérile question qui tourne dans ma tête comme un leitmotiv, depuis le 17 octobre : « Comment avons-nous accepté l’inacceptable ? »
Né à la fin de la guerre, j’ai passé les premières semaines de ma vie dans un abri de fortune, improvisé dans la cave sous la maison. Faute de courant, ma mère me raconte, en trouvant cela tout à fait normal, que souvent elle réchauffait l’eau du bain dans des marmites. Qu’on mettait les vêtements à sécher sur la sobia, que le peu d’aliments qu’on trouvait sur les maigres rayons des supermarchés finissaient pourris dans les frigos débranchés. Qu’on s’approvisionnait en bougies de tous genres, les blanches des églises, les rouges torsadées des grands soirs, les flanquées d’images de saints, n’importe lesquelles, juste de quoi apporter un peu de lumière à nos yeux claquemurés. Qu’on vivait en manteaux et bonnets, à l’intérieur. La nuit tombée, on se rassemblait autour des ronronnements des immondes lampes Lux, loin des fenêtres, pour se protéger du froid et des obus. Ces histoires de notre mémoire collective ne surprennent plus personne. Au pire elles nous indiffèrent, au mieux elles nous décrochent ces sourires absurdes de quand on évoque cette période d’événements. « Ah, mais c’était la guerre, mon chéri »... En voilà l’excuse. Mais après la guerre, quoi ? Rien n’a réellement changé. À peine évacués ces sombres souvenirs, pour avoir longtemps vécu dans le noir, on a appris à se clouer le bec, baisser les yeux, et se suffire du peu de courant qu’on daignait nous livrer, et au prix fort. Je me souviens de mes premières visites à Beyrouth dont le ciel s’était tissé de fils électriques, de nœuds et de cordes. D’étage en étage, de trottoir en trottoir, de toit en toit, la ville était prise dans un dédale de câbles : je te donne un peu de mon courant, je chipe un peu du tien. Nous sommes par excellence le pays du partage, n’est-ce pas ?
Le sèche-cheveux ou l’air conditionné
À cette époque, et puisque la crise de l’électricité ne semblait pas trouver d’issue, on a vu fleurir le réseau parallèle des générateurs de courant, quand bien même on continuerait à payer nos factures à EDL. Sinon amendes, sinon plus d’électricité. Lesquelles factures, la plupart du temps, et pour des raisons que l’on ignore, datent d’il y a deux ans. Depuis, on l’a tous dans nos vies chaotiques, le type un peu louche qui vient collecter « l’argent du moteur », avec son petit bloc-notes gribouillé de tous bords et son gilet à poches, ses yeux qui brillent quand il vous annonce que ce mois, les frais ont encore augmenté. Vous êtes à sa merci, surtout qu’il vous dit : « Si vous n’êtes pas satisfait, allez trouver un autre fournisseur. » Il n’empêche que fréquemment, normalement si j’ose dire, vous vous retrouvez avec une panne de courant. Ni EDL (dont l’enseigne même ne s’illumine qu’à moitié) ni générateur, alors que votre frigo est gavé et que vous avez du monde à dîner. Les UPS vibrionnent dans tous les coins et le portable du type du moteur est fermé. Vous êtes à sa merci. Il n’empêche que vous vous voyez en train de jongler entre le sèche-cheveux et l’air conditionné, tout trempé de sueur. C’est l’un ou l’autre, « débranche le frigo que je mette en marche la bouilloire », il faut choisir sa bataille. « Vous n’avez qu’à augmenter le nombre d’ampères », il vous répond. Vous êtes à sa merci. Et cette légendaire phrase qui se fait écho de chaumière en chaumière : « Va remonter l’interrupteur ! Le disjoncteur a encore sauté ! » De quoi vous faire péter un câble.
Mais aujourd’hui, je veux le croire, quelque chose a changé. Nous sommes tout d’un coup éclairés. Nous sommes, à nous seuls, des générateurs de quelque chose. Et bientôt, je le sens, je l’espère, nous verrons la lumière au bout du tunnel.
Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...
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commentaires (5)
Les manifestants ne doivent jamais lever la pression. Malgré tout le blocage, les mafieux continuent avec leurs méthodes staliniennes à ignorer le peuple et la dégradation des finances du pays. Laisser la situation telle quelle et rentrer chez soi est un mode de résistance dans un pays démocratique et où les politiques sont responsables et citoyens. Le Liban n'est pas une démocratie, et ses hommes politiques, génétiquement programmés voleurs à vie, doivent à être pourchassés comme des rats jusqu'à cession définitive de leurs fonctions (ou plutôt dysfonctions ).
Citoyen
20 h 00, le 13 janvier 2020