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Lifestyle - Photo-roman

« Sois sérieux, sinon tu finiras comme nous »

Dans la peau d’un garçon de dix-sept ans qui se promet, en rejoignant la révolution, de réparer les erreurs de ses parents...

Photo Malek Hosni

… « Il n’y a que les études qui te permettront d’échapper au sort de ton père », « Si tu rates ton bac, tu finiras à ne rien faire dans ce pays. Tu ne vois pas tous ces jeunes au chômage tout autour ? Tu veux être comme eux ? Comme ton oncle dépressif et ta tante qui a fait faillite ? » J’ai grandi, comme bon nombre de mes congénères, avec ces mêmes réprimandes culpabilisantes qui bourdonnent dans mes oreilles, assénées tour à tour par mon père, puis ma mère, puis mes oncles et mes tantes. Tous ces adultes de mon entourage qui ont éternellement projeté sur moi leurs rêves perdus en chemin dans ce pays du sait-on-jamais. J’ai dix-sept ans. Et aujourd’hui, rien qu’à l’idée de mes plans d’avenir, rien qu’au regard de mes parents qui veulent tout pour moi mais n’en peuvent mais, rien qu’à la vision de mon oncle dépressif et ma tante qui a fait faillite, de tous ces jeunes au chômage, je sens une rage me galvaniser le corps. J’ai peur aussi, un peu. Et vous vous demandez, vraiment, pourquoi je ferme des routes ?

Un goût amer

Tous les matins ou presque, je me réveille au sifflement de la sonnette de l’interphone. J’entends ma mère qui honteusement demande au pourvoyeur d’électricité de revenir dans quelques jours, « mettez-vous à ma place, vous connaissez la situation » ; qui promet à l’épicier de régler nos impayés au début du mois prochain, « juste quelques jours de plus, s’il vous plaît » ; qui se cache et fait semblant de ne pas être là quand passe le « type du moteur ». Je regarde ma chambre d’enfant grandi trop vite, d’adolescent qu’on a basculé dans l’âge adulte, qui a déjà tout compris, en trois courts mois, à la corruption et au clientélisme, au capital control et au haircut , et j’ai un goût amer dans la bouche. Je regarde le lit vide de mon frère parti, qui nous envoie tous les mois de l’argent frais d’Australie. Je regarde la pile de livres qui m’attend, des mathématiques, de la physique quantique, les fondements du capitalisme, Spinoza, Sartre, la respiration des plantes chlorophylliennes. Ces notions me semblent si éloignées de mon quotidien, de notre réalité, que je me demande comment j’y arriverai. Et ce bac, à la fin de l’année… Et ce bac, d’ailleurs, à quoi bon ? Pour être promis à quoi, sinon à d’interminables recherches d’emploi, à des CV envoyés aux quatre coins du Golfe qui ne veut même plus de nous ? Au salon, alors que le téléviseur déverse son venin, mon père sans boulot, éternellement échoué sur son canapé élimé, écroué dans son mutisme inquiet et inquiétant, qui chiffonne les nouvelles de son journal, une cigarette après l’autre. Il n’ose même plus croiser mon regard. À la cuisine, la tête dans ses ragoûts, les oreilles dans ses chants religieux, ma mère qui continue de contempler le monde avec un optimisme idiot.

Fuir

Je les regarde tous les deux, assis là, impuissants, sur les ruines de leurs grands projets, vivants sur le fil du rasoir, dépendants de la volonté d’un patron, à la merci de la banque, étranglés par les dettes, et je me dis que non, je ne veux pas leur ressembler, je ne veux pas finir comme eux. Alors tous les matins, je ne pense qu’à foutre le camp. J’enfile ce même jeans délavé, ce même pull, ce même keffieh qui me donne des airs de grand révolutionnaire. Dans mon sac à dos, j’entasse de l’eau, un sandwich, mon drapeau, des goggles en cas de gaz lacrymogène, et je m’apprête à retrouver mes compagnons de révolution. Mais systématiquement, ma mère me rattrape à la porte. Tous les matins, elle s’accroche à moi, me suppliant de rester, m’expliquant qu’elle crève de peur pour moi, que je me mets en danger, me dit que la rue ne me mènera à rien d’autre qu’à bousiller ma vie, qu’elle fera quoi si on m’attrape et m’enferme dans un commissariat, elle qui n’a pas de pistons et donc, selon elle, aucun pouvoir. « Tu vois bien ce qu’ils font aux jeunes comme toi dans les commissariats ! » Tous les matins, elle essaye de me raisonner, agite le chiffon rouge du vide politique, me conseille de « leur donner une chance », oui une chance, et finit même, lorsqu’elle se retrouve à court d’arguments, lorsque mon père n’aura même pas cillé pour me retenir, par m’assurer qu’on mènera le pays droit dans le mur, avec nos routes fermées et nos slogans qui ne servent à rien. Alors, tous les matins, je la prends dans mes bras et je lui dis : « Maman, laisse-moi partir. Je m’en vais réparer vos erreurs. Je m’en vais réussir là où vous avez échoué. »


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… « Il n’y a que les études qui te permettront d’échapper au sort de ton père », « Si tu rates ton bac, tu finiras à ne rien faire dans ce pays. Tu ne vois pas tous ces jeunes au chômage tout autour ? Tu veux être comme eux ? Comme ton oncle dépressif et ta tante qui a fait faillite ? » J’ai grandi, comme bon nombre de mes congénères, avec ces...

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