Les manifestants rassemblés autour du poing de la révolution, place des Martyrs, le 24 novembre 2019. Photo Hussam Shbaro
Le soulèvement populaire célèbre ses cent jours dans une atmosphère de plus en plus tendue. Les rassemblements dans le centre-ville tournent régulièrement aux affrontements avec les forces de sécurité en raison de la présence de casseurs dont l’appartenance est plus ou moins connue. La répression policière a durci contre les manifestants comme le prouve l’épisode des arrestations devant la caserne Hélou la semaine dernière. Et, surtout, un gouvernement a été formé mardi, dénoncé unanimement par les groupes de la société civile comme dépendant des forces politiques qui ont désigné le Premier ministre et les ministres, et donc loin du cabinet d’experts indépendants qu’ils revendiquent depuis octobre. Faut-il, pour autant, craindre l’échec ? La réalité est, de toute évidence, beaucoup plus nuancée. Un mouvement qui s’inscrit dans la durée, et qui vise un changement profond dans la politique, ne peut être quantifiable par le nombre de manifestants chaque jour dans les rues, aléatoire par excellence, ou par les perceptions d’échecs ou de succès, estiment beaucoup de militants. Ni par la montée de la violence qu’ils rejettent et qui a de nombreuses causes, selon eux. Reste que la nécessité de faire évoluer le mouvement se fait ressentir chez la plupart d’entre eux. Que disent-ils à l’occasion des cent jours ?
Amine Issa, coordinateur de la direction politique du Bloc national, pense que le plus urgent est de maintenir la pression dans la rue, « tout en évitant les manipulations qui visent à dévier le mouvement de sa trajectoire initiale », même si c’est le pouvoir qui assume la responsabilité des dérapages sécuritaires, selon lui. « Le nouveau gouvernement ?
C’est un fait accompli et nous devrons en assumer les conséquences, poursuit-il. Nous préconisons une politique de pression et de surveillance du travail des ministères. »
Le général à la retraite Khalil Hélou, membre du groupe des anciens militaires et du Comité de coordination de la révolution, affirme de son côté qu’il ne faut pas nier les acquis de la contestation. « Cette intifada a mis fin au compromis présidentiel en place depuis 2016, explique-t-il. Ce mouvement recherche le changement, mais dans les limites du cadre constitutionnel. D’où le fait que les manifestants font ce qu’ils ont à faire : se rassembler devant les banques, les institutions… »
Le découragement de la population face aux revers, Sami Saab, de Khat Ahmar, le balaie d’un coup. « La révolte, ce n’est pas le nombre de personnes chaque jour dans la rue, ou la fermeture des routes, dit-il. Le mouvement vise un objectif précis, celui de trouver des solutions aux problèmes. Et puis il n’y a plus de marche arrière possible. D’autant plus que les Libanais ont enfin senti qu’ils pouvaient contribuer au changement. »
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Commandement central ou pas ? La question qui divise
Une question s’impose lorsqu’on discute de l’avenir de la contestation : faut-il unifier les mouvements ? Mona Fawaz, architecte urbaniste, activiste et professeur, se dit convaincue qu’il existe un réel besoin de réorganisation du mouvement et affirme que ce sentiment est largement partagé par les activistes. « Nous avons montré, jusqu’à présent, une grande capacité de mobilisation, dit-elle. Mais les derniers développements montrent clairement que ce n’est pas assez pour changer le système. » Que faire ? « Certains continuent de préférer une structure plus horizontale, d’autres, plus pragmatiques, soulignent la nécessité d’un commandement central, poursuit-elle. Dans tous les cas, il est crucial que naisse un mouvement politique qui puisse influer sur les institutions, participer à des élections, plaider des causes précises. En d’autres termes, devenir une opposition politique, et ça demande du travail. »
Pour Amine Issa, cette tâche est extrêmement difficile étant donné la nature de la société libanaise qui est atomisée, et où les contradictions ont été alimentées par les dirigeants pendant de longues années. « Même si le mouvement de contestation populaire a rejeté la polarisation confessionnelle, il y a encore beaucoup à faire, dit-il. Cela ne signifie pas qu’au niveau de la contestation, il n’y a pas d’efforts d’une coordination plus efficace. Vous verrez bientôt des communiqués signés par plusieurs groupes. »
Pour l’activiste Camille Mourani, « les réunions sont incessantes entre les groupes politiques issus de la société civile pour une meilleure organisation du mouvement ». « Mais les contestataires veulent-ils vraiment un leadership à ce stade ? » se demande-t-il.
Sami Saab n’est pas tout à fait de l’avis qu’un commandement central est indispensable. « Il y a aujourd’hui plusieurs groupes qui se distinguent, et certainement des noms qui sont plus en vue que d’autres, dit-il. Mais nous ne pouvons imposer artificiellement à une rue hétéroclite un commandement unique, il faut attendre que ces leaders émergent naturellement des rangs de ce mouvement populaire. »
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« Ils sont là depuis trente ans et plus, et c’est à nous qu’on demande de nous organiser en moins de quatre mois ? s’insurge Ali Mourad du groupe Ammiyet (commune) 17 octobre. Nous avons besoin de plus de temps, rien ne sert de se précipiter pour former un nouveau leadership. » Pour autant, le jeune activiste assure que le mouvement est en train de s’organiser. « Les discussions sont incessantes, indique-t-il. Les gens apprennent à se connaître. Pour beaucoup, c’est leur premier engagement politique, et cela, c’est une victoire. Il faut redonner ses lettres de noblesse à la politique. »
Un militant de longue date, Ali Abou Dehen, assure pour sa part que les discussions vont bon train entre les principaux groupes de la révolte. « Nous avons appris de nos erreurs et de la lutte des ego qui a fait échouer des tentatives passées, dit-il. Il est vrai qu’il n’existe pas encore de leadership précis, mais il y a une solide organisation de la part des groupes qui sont sur le terrain. » Il ajoute : « Je voudrais juste dire qu’il est dommage de continuer à rejeter tous les partis politiques, même ceux qui sont clairement dans l’opposition depuis un bon moment, et dont le public fait partie du mouvement. »
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Une « révolution que l’on fait sur soi »
Qu’en est-il des revendications politiques ? Est-ce qu’il faut revoir le discours de l’intifada ? Camille Mourani pense qu’il faut dorénavant monter d’un cran dans les aspirations, au regard de l’indifférence apparente des autorités, quitte à exiger le départ du chef de l’État et d’autres grands responsables.
De son côté, Amine Issa estime qu’il est nécessaire de ne plus se contenter des refus, mais de commencer à apporter des propositions au débat public. Le général Hélou insiste sur l’importance de tenir « des élections législatives le plus tôt possible, sinon à la date prévue ». « Il est vrai que nous préférons une meilleure loi, mais il ne faut pas tomber dans le piège de la réforme de la législation par le pouvoir, qui pourrait servir de prétexte pour un report du scrutin, ce qui doit être évité à tout prix », dit-il.
Pour Ali Mourad, « il ne fait pas de doute que l’intifada a présenté une feuille de route claire, même s’il ne lui est pas demandé d’apporter des solutions, mais d’en exiger ».
Au final, le mouvement de contestation semble toujours en gestation, après 100 jours, mais bien vivant. Autant Camille Mourani que Sami Saab estiment que la révolution, c’est aussi un état d’esprit, une « révolution qu’on fait sur soi et qui a déjà provoqué de nombreux changements » dans la société et les mentalités.
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commentaires (8)
NON aux dérapages vers la violence, certes, mais toujours est-il qu'il faut maintenir la pression dans la rue. OUI a un plan d'action ciblé qui puisse mettre a profit a présence de Madame Marie -Claude Najm, Ministre de la Justice, du Président Suheil Abboud, du nouveau Batonnier de Beyrouth ainsi que d'organisations non-gouvernementales spécialisées telles que l'Agenda Juridique, afin de créer une brèche dans le mur jusque-la hermetique, de l'oligarchie au pouvoir et d'oeuvrer dans le du respect de la constitution et par la suite, de la tenue d'élections législatives précoces car il est evident que le Parlement actuel, ne cobstitue plus n echantillon representatif de la population. Vu les circonstances de la formation du gouvernement actuel,seules des élections précoces pourraient mener a l'indépendance du secteur judiciaire et par conséquent, a la mise en place de lois anticorruption efficaces et non-sélectives. De telles actions ciblées, les activistes ont la capacité de les initier mais aussi de leur assurer le support nécessaire a leur aboutissement.
Pascale Kairouz
15 h 45, le 28 janvier 2020