Les dirigeants libanais ont provoqué un tollé ces dernières heures en annonçant leur décision de faire passer à la caisse les utilisateurs qui passent des appels – audio et vidéo – via des applications de messagerie sur base du principe du VoIP (Voice over Internet Protocol), un service notamment disponible sur WhatsApp, Skype, Viber, Facebook Messenger et Tango, entre autres.
La mesure a été annoncée en marge des débats autour du projet de budget pour 2020 et des réformes qui doivent l’accompagner pour réduire le déficit public. Elle a finalement été annulée tard dans la soirée par le ministre des Télécoms, Mohammad Choucair, à l’origine de cette proposition validée par le gouvernement, face à l’ampleur de la mobilisation sociale hier (voir page 2), provoquée entre autres par l’annonce de sa mise en œuvre ainsi que de la mise en place de nouvelles mesures fiscales, comme une taxe sur l’essence.
Avant cette rétractation, le gouvernement avait indiqué que la mesure serait appliquée à partir du 1er janvier 2020. À partir de cette date, les utilisateurs auraient alors été facturés 0,20 dollar par jour – de minuit à minuit – dès le premier appel passé en VoIP sur la plupart des applications offrant ce type de services. Les messages vocaux et les vidéos enregistrées ne devaient en principe pas être concernés. « Sur le plan juridique, il s’agissait plutôt d’un frais d’utilisation. Mais sur le fond, on pouvait parler d’impôt déguisé », juge l’avocat fiscaliste Karim Daher.
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Baisse des revenus de l’État
Selon une source proche du ministère des Télécoms, environ 3,5 millions de comptes WhatsApp rattachés à des numéros de téléphone étaient concernés sur les 4,5 millions de lignes comptabilisées par les opérateurs de téléphonie mobile dans le pays. La somme de 0,20 dollar par jour – soit 6 dollars par mois si la personne appelle via VoIP tous les jours – auraient été alors dus que l’appel soit effectué via les réseaux mobiles libanais Alfa et Touch (gérés par l’égyptien Orascom et le koweïtien Zaïn) ou via le réseau internet fixe et les usagers auraient payé enfin la même somme par jour, peu importe le nombre d’appels passés sur une période de 24 heures démarrant à minuit. Selon M. Jarrah, la mesure pouvait potentiellement rapporter environ 200 millions de dollars par an à l’État.
La même source précise aussi que l’adoption de la mesure avait initialement été justifiée par la nécessité d’enrayer la baisse des revenus de l’État liée au fait que les usagers privilégient les appels en VoIP. « Or, selon des données avancées par le ministère, une minute d’appel conventionnel rapporte presque autant qu’une heure via WhatsApp », confie-t-elle encore sans donner la source de ces chiffres.
Si les recettes de l’État issues des télécoms ont effectivement baissé de 5,5 % à fin juillet, plusieurs sources concordantes estiment que cette tendance est également liée à la hausse des dépenses de fonctionnement et d’investissement du secteur, notamment au niveau des opérateurs mobiles. « Avec le produit de cette taxe qui ne dit pas son nom, l’État va pouvoir payer le nouveau siège de Touch et même en financer un autre pour Alfa », a ironisé l’ancien ministre des Télécoms, Charbel Nahas, cadre du parti Mouwatinoun wa mouwatinat fi dawla. Une référence à la récente acquisition par le ministère des Télécoms des locaux que l’un des opérateurs libanais louait au centre-ville depuis 2017. Cette opération ainsi que la gestion globale d’Alfa et Touch ces dernières années fait d’ailleurs l’objet d’un audit parlementaire.
Avant l’annulation de la mesure, le service de presse du ministère s’était contenté de déclarer à L’Orient-Le Jour « que beaucoup de modalités techniques et administratives restaient à définir pour garantir qu’elle soit appliquée avec succès ».
Facturation et confidentialité
De fait, au-delà du fait qu’il aurait pu être mis en place dans un pays où les prix des télécoms sont parmi les plus élevés du monde, pour un service régulièrement critiqué aussi bien par les professionnels que les particuliers, l’application de ce droit d’utilisation avait soulevé beaucoup de questions, en commençant par celles liées à la facturation, à savoir : Qui paye ? L’émetteur de l’appel, celui qui le reçoit, ou les deux ? La somme sera-t-elle déduite des cartes mobiles prépayées sur le crédit des appels où celui des données ? Quelle procédure prévue pour les appels en réunion ? Pour les comptes WhatsApp liés à des numéros étrangers et utilisés au Liban ? Pour les appels VoIP réalisés via un réseau internet fixe ?
« À ces questions s’ajoutaient également celle des précautions prises pour limiter les erreurs de facturation et simplifier les recours, même s’il s’agit de petits montants », fait remarquer Me Daher. Le fait que les opérateurs de téléphonie mobile facturent leurs clients en dollar avait également été identifié comme une source de complications, à un moment où la quantité de billets verts circulant sur le marché local est limitée par la Banque du Liban en raison de plusieurs facteurs.
Le deuxième principal motif de préoccupation concernait la protection des données personnelles. « Pour mettre en place un système efficace, le ministère aurait dû faire du Deep Packet Inspection (DPI, inspection profonde de paquets en français, NDLR) », souligne l’expert franco-libanais en cybersécurité Hadi el-Khoury. Cette technique permet de détecter, identifier, classer et ré-acheminer ou bloquer des paquets de données que les mécanismes conventionnels de filtrage ne sont pas en mesure de contrôler.
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Facebook cité
Or la palette d’informations personnelles pouvant être collectée à travers le DPI est beaucoup plus large que celles auxquelles les fournisseurs d’accès internet ont besoin d’accéder dans le cadre de leur activité, ce qui peut poser un problème de confidentialité, alerte l’expert. L’ONG SMEX (Social Media Exchange), basée au Liban et militant pour l’autorégulation de l’information sur les réseaux internet au Proche-Orient, a également évoqué ce danger dans une série de tweets publiés hier. « Si certaines personnes utilisent des applications plus sécurisées (comme Signal ou Telegram), les opérateurs et le gouvernement auraient quand même pu catégoriser les gens en fonction de leurs usages », explique encore Hadi Khoury.
Enfin, la facturation mise en place par le Liban aurait potentiellement pu mettre le pays en porte-à-faux par rapport aux conditions d’utilisation imposées par les messageries instantanées, qui interdisent habituellement dans leurs conditions générales la « vente, revente, location ou facturation » de leurs services. Si plusieurs sources ont suggéré à L’Orient-Le Jour que des terrains d’entente pouvaient être néanmoins trouvés entre les opérateurs et les sociétés gérant les messageries, un responsable de Facebook anonyme cité hier par le site spécialisé Techgeek365.com avant l’annulation de la mesure avait évoqué une « violation directe » des conditions d’utilisation de WhatsApp – le réseau social a racheté l’application de messagerie instantanée en 2014. Selon SMEX, Facebook a cependant déjà « par le passé accepté une taxe imposée sur les réseaux sociaux en Ouganda », un des rares pays avec la Zambie à avoir décidé de taxer les appels en VoIP, selon l’Internet Health Report 2019.
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commentaires (5)
le probleme est parteiellement d'ordre monetaire et fiscal mais il est surtout d'ordre structurel. Les deux secteurs a qui on veut pas toucher sont les secteurs de l'Electricite et des Telecommnications. Le premier est tenu par le CPL Et le dernier par le Futur.
EL KHALIL ABDALLAH
10 h 48, le 18 octobre 2019