Les manifestations, dans le centre-ville de Beyrouth, dans la nuit de jeudi à vendredi. Photo M.H.
La rétractation du ministre des Télécoms n’aura pas suffi à éteindre l’incendie. Quelques heures après l’annonce, par Mohammad Choucair, en fin de soirée, de l’annulation de la taxe déguisée annoncée jeudi matin sur l’utilisation des applications de messagerie sur base du principe du VoIP (Voice over Internet Protocol), un service notamment disponible sur WhatsApp, des manifestants en colère étaient toujours dans les rues de plusieurs villes à travers le Liban.
Au milieu de la nuit, le centre-ville de Beyrouth avait des allures de ligne de front. Toutes les routes menant au cœur de la capitale étaient coupées par des bennes incendiées.
"Ce que les gens font ici, est correct et juste. Pas une seule voiture n’a été brûlée, contrairement à ce que l’on pouvait voir lors des manifestations des Gilets jaunes, en France, notamment sur les Champs-Elysées", déclarait Jad. "Aujourd'hui le Liban brûle mais j'espère que cela servira à redresser le pays", ajoutait un homme ne souhaitant pas dire son nom. A côté de l’imposante mosquée Mohammad al-Amine, des casseurs étaient attroupés. Dans une rue adjacente, ils s'en prenaient, à coup de bâtons, à un panneau publicitaire pour les montres de luxe Bulgari. Sur un chantier, les planches de bois, incendiées, formait un grand feu.
"Je ne suis pas d’accord avec toute cette casse, mais les manifestants ont raison. Cet État mérite de tels casseurs", estimait Jacques, descendu en voisin.
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Quelques minutes plus tard, des dizaines d’hommes en mobylettes bloquaient l’avenue Bechara el-Khoury menant au centre-ville. Des échauffourées ont également éclaté entre des manifestants et des policiers près du Grand Sérail dans la nuit, alors que des manifestants réclamant la "chute du régime" tentaient de se rapprocher du siège du gouvernement. Sur la route de l’aéroport, l’armée était en état d'alerte après des jets de bouteilles en verre de la part de protestataires voulant couper la route.
Des propos des manifestants, se dégageait avant tout un ras-le-bol et un désespoir profonds. L’absence de toute perspective d’avenir revenait également, comme une antienne. Ces dernières semaines la tension est en effet montée au Liban sur fond d'aggravation de la situation économique, avec des craintes d'une dévaluation et d'une pénurie de dollars sur les marchés de change.
"Quel gouvernement de substitution?"
"Le peuple réclame la chute du régime", hurlaient, en soirée, les manifestants, avant que la situation ne dérape. "Le problème, c’est que je ne vois pas quel pourrait être un gouvernement de substitution", lançait néanmoins un homme, non loin de la mosquée al-Amine.
Le ras-le-bol vise la classe politique, accusée de corruption et d'affairisme dans un pays aux infrastructures en déliquescence et où les citoyens se plaignent de la cherté de la vie.
Si les manifestations ont débuté à Beyrouth, elles se sont rapidement propagées à l’ensemble du pays. Des manifestations ont eu lieu à Saïda et Tyr au Sud, à Taalabaya et Masnaa dans la Békaa. Jounieh et Zouk au Kesrouan, où l’autoroute a été coupée, et Bhamdoun (Aley) se sont joints au mouvement vers 22h, ainsi que Haret Naamé. Le tunnel de Salim Salam a été fermé par des pneus brûlés peu après 22h. Tripoli a offert le même spectacle peu après, ainsi que Chtaura dans la Békaa. Bref, un soulèvement sur l’ensemble du pays. Le mouvement a même atteint des localités éloignées, comme Rachaya ou Brital dans la Békaa, par exemple, ou encore Zghorta, dans le Nord.
Hier soir, la situation était toujours tendue du côté de Jeita, où des manifestants ont barré la route en incinérant des pneus. Des témoins ont également rapporté des incidents similaires à Zouk Mosbeh et Achout. En soirée, deux pick-up chargés de pneus apportaient du ravitaillement aux manifestants, signe que le mouvement de protestation ne semble pas prêt de s’essouffler.
"J'ai mis 5 heures pour faire le trajet de Saïda à Jeita", se désolait une jeune femme. En raison des coupures de routes, les automobilistes devaient, hier, faire preuve de créativité pour se déplacer à travers le pays. "Malgré ces désagréments, je soutiens ces manifestations. Elles sont tout ce qui nous reste pour espérer un changement !" ajoutait la jeune femme.
"Le fait qu'ils soient revenus sur cette décision ne change rien : rien ne marche dans ce pays et nous devons rester mobilisés !" tempêtait un homme, non loin d'elle, en référence à la rétractation du ministre Choucair.
Au niveau de Jounieh, l’autoroute était totalement coupée hier par des pneus en enflammés. "Cette taxe sur les communications Whatsapp, c’est vraiment la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Ils ont touché à ce qui nous permet de communiquer, c’est quelque chose d’important pour nous", déclarait un homme, rapidement acclamé par d’autres manifestants. "On ne trouve plus de travail, alors que les Syriens sont intouchables", lançait un autre manifestant, employé dans une entreprise de nettoyage. "Honnêtement, c’est la première fois que je descends dans la rue pour manifester. Mais là, vraiment, c’était trop. Nous devons nous mobilier", renchérissait, à ses côté, une jeune femme.
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Tensions au Liban-Sud
La situation était également tendue au Liban-sud. Des manifestants s'en sont pris aux domiciles et bureaux de plusieurs responsables Amal et Hezbollah, à Nabatiyé. Plusieurs personnes qui manifestaient devant le bureau du député d'Amal Hani Qobeissi (Amal) ont défoncé la porte du bureau, rapportait la LBCI. Les dégâts sont matériels. Dans la nuit, des personnes ont également manifesté devant le domicile du député Yassine Jaber (Amal).
Face à la gravité de la situation, le président de la République, Michel Aoun, a appelé le Premier ministre, Saad Hariri, pour discuter des derniers développements et annoncé qu’une réunion du gouvernement aurait lieu aujourd’hui vendredi au palais de Baabda.
Le ministre de l’Éducation Akram Chehayeb a, pour sa part, décrété, jeudi soir, la fermeture des écoles publiques et privées ainsi que des universités vendredi, "en raison de la situation actuelle du pays". L'Association des banques du Liban a également annoncé la fermeture des banques. La Ligue des employés du secteur public a, quant à elle, annoncé une "grève générale" aujourd'hui dans "toutes les administrations publiques". "En raison du bouillonnement populaire dans le pays, et pour protester contre toutes les réformes proposées et qui portent atteinte aux droits des employés et des retraités en particulier, et aux citoyens en général, et afin de permettre aux employés de participer aux manifestations populaires et d'exprimer leur opinion, la ligue annonce la grève générale du vendredi 18 octobre 2019 dans toutes les administrations publiques", peut-on lire dans le communiqué qui souligne que d'autres détails seront donnés plus tard.
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commentaires (9)
Un déferlement dans les rue et sur les réseaux sociaux va-t-il renverser la tendance ? À force de dénoncer la curie d’une gouvernance ou celle de l’opinion de la partie adverse, tant que ce n'est pas une manip pour déstabilisé le pays des cèdres, une proie facile à convoiter. Ou sera-t-il un feu de paille comme dit le proverbe : « Manifester est souvent comme, la proute de l’aigle, au haut du ciel. Autrement dit : ça soulage mais ne s’entend pas. » Ou avec dédain l’antagoniste dira : « les chiens aboient et la caravane passe »???
DAMMOUS Hanna
13 h 30, le 18 octobre 2019