Alors que la guerre des tranchées se poursuit sur fond de l’incident de Qabr Chmoun, avec une nouvelle riposte lancée hier par le chef du Courant patriotique libre Gebran Bassil, qui a réagi aux lourdes accusations que lui a adressées le Parti socialiste progressiste, la diplomatie américaine est entrée en jeu avec une déclaration inédite dans le genre de l’ambassade des États-Unis appelant à un règlement de cette affaire, qui doit rester à l’écart de « toute ingérence politique ». Ce nouveau rebondissement, qui survient après l’intervention directe de Baabda dans cette affaire et la montée au créneau du PSP, est symptomatique de l’ampleur de la crise devenue, de l’avis d’un grand nombre d’analystes, menaçante pour l’avenir du pays.
Bien que nuancée dans la forme et la formulation, la position exprimée par l’ambassade américaine a été perçue comme une réprimande implicitement adressée au pouvoir, et une dose d’appui implicite au chef du PSP, pour signifier qu’un leader druze de cette envergure reste incontournable sur l’échiquier politique libanais.
« Les États-Unis soutiennent un processus judiciaire juste et transparent, sans aucune ingérence politique. Toute tentative d’exploiter l’événement tragique du 30 juin à Qabr Chmoun pour promouvoir des objectifs politiques doit être rejetée », a écrit l’ambassade US sur son compte Twitter. En mettant en garde contre l’instrumentalisation de la justice, l’ambassade faisait ainsi écho aux propos tenus lundi par le ministre du PSP Waël Bou Faour, qui avait accusé le camp du CPL d’avoir « monté de toutes pièces un dossier politique » contre M. Joumblatt, en usant notamment de pressions exercées sur le tribunal militaire pour parvenir à cette fin.
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À peine l’information parvenue à Baabda, le chef de l’État Michel Aoun a aussitôt répondu : « Le Liban ne se soumet pas aux injonctions des uns et des autres. Il n’est influencé par personne. C’est plutôt lui qui influence et donne des instructions. »
L’ancien ministre druze et rival de M. Joumblatt, Wi’am Wahhab, a crié à son tour au scandale en qualifiant le tweet de l’ambassade d’ « intrusion flagrante destinée à faire pression sur la justice ».
Vraisemblablement déterminé à aller jusqu’au bout dans ce nouveau bras de fer dans lequel il s’est ouvertement prononcé en faveur de son gendre en affirmant, il y a deux jours, que c’était lui, et non le ministre Saleh Gharib, qui était visé par « l’embuscade », M. Aoun a de nouveau pris hier la défense du chef du CPL, en réitérant, devant une délégation de la diaspora libanaise reçue à Baabda, que « c’est la justice seule qui peut trancher et sanctionner en vertu des lois ». Une position qui, pour le PSP, est d’autant plus « absurde que M. Aoun avait lui-même tranché à la place de la justice, non seulement en concluant qu’il s’agit d’un crime prémédité, mais de surcroît destiné à éliminer M. Bassil, et non plus M. Gharib, une thèse défendue pendant plus d’un mois ».
Dans un communiqué, le PSP a répondu hier au communiqué du Conseil supérieur de la magistrature qui, après la conférence de presse de M. Bou Faour, a démenti les propos du ministre qui avait pointé du doigt une « manipulation de la justice ». « Le communiqué du CSM a été publié sur commande, après que ce camp politique (le CPL) se fut avéré incapable de réfuter les faits véridiques et confirmés relatés par Waël Bou Bou Faour », précise le texte du PSP.
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Bassil contre-attaque
À l’occasion d’une cérémonie commémorant les arrestations et la répression des 7 et 9 août 2001 – opérées par l’appareil sécuritaire libano-syrien en réponse à la réconciliation de la Montagne entre le patriarche maronite Nasrallah Sfeir et Walid Joumblatt quelques jours plus tôt – M. Bassil s’est déchaîné à la fois contre le PSP et les Forces libanaises.
« Dix-sept ans après, nous faisons face à un nouveau 7-Août politique », a-t-il lancé en allusion aux accusations du parti joumblattiste dans l’affaire de Qabr Chmoun. Il a affirmé que « la réaction du CPL a été d’éviter de tomber dans une embuscade et un piège politique ». « Nous œuvrons de pied ferme en faveur d’un partenariat druzo-chrétien et ne reculerons devant rien, quel que soit l’étendue de leurs mensonges. Le blocage des rues et l’agression ont visé des ministres et des députés qui visitaient leur région et leurs proches. Les faits sont clairs et aucune instance judiciaire, quelle que soit sa compétence, ne pourra occulter ces faits », a-t-il dit. M. Bassil a accusé le PSP d’être mû par « une logique milicienne » et de servir d’« agent à la solde de puissances étrangères », en allusion aux relations qu’entretient Walid Joumblatt avec les diplomates étrangers, plus précisément américains. Le chef du CPL s’en est par ailleurs pris à Samir Geagea, qu’il a accusé de s’être lui-même dérobé à l’accord de Meerab, en voulant marquer des avantages au sein du gouvernement comme dans les nominations.
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Berry mécontent
L’escalade constatée ces derniers jours sur la scène politique, du fait notamment du revirement de la position du chef de l’État dans cette affaire, et le durcissement des discours politiques de part et d’autre ont fait craindre un retour à une polarisation aiguë de la scène interne.
En dénonçant une tentative visant à l’éliminer de l’échiquier politique, ou du moins à lui couper les ailes, Walid Joumblatt semble avoir réussi à fédérer autour de lui plusieurs forces issues du 14 Mars, ressuscitant ainsi une dynamique d’opposition plus ou moins déclarée depuis que Baabda s’est directement invité dans la danse.
Si le chef des FL a explicitement pris position en faveur de son allié druze, ce dernier peut compter également sur la position nuancée, mais non moins en sa faveur du courant du Futur, un autre allié politique du PSP, qui a exprimé jeudi une mise en garde contre toute ingérence dans le processus judiciaire. Même s’il ne s’est jamais prononcé dans un sens comme dans un autre dans cette affaire, le Premier ministre Saad Hariri, qui refuse à ce jour de convoquer le gouvernement à une réunion, espérait ainsi éviter non seulement l’implosion du gouvernement, mais également un vote en faveur de la Cour de la justice que réclamait à cor et à cri Talal Arslane.
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Quant au président du Parlement, Nabih Berry, qui a subtilement refusé depuis le début la saisine de l’affaire de Qabr Chmoun par cette cour exceptionnelle, il aurait, comme l’ont rapporté des sources informées, laissé entendre devant ses visiteurs que ses ministres ne voteraient pas contre le chef du PSP en Conseil des ministres, si cette option devait être retenue.
M. Berry, qui a exprimé à maintes occasions son irritation de la manière dont cette affaire a été traitée et a dénoncé « l’attitude irresponsable des différents protagonistes », est revenu à la charge hier pour signifier implicitement son mécontentement de « l’attitude du chef du chef de l’État et son revirement de dernière minute », comme le confie une source proche de Aïn el-Tiné.
Le président de la Chambre, qui menait une médiation politique pour régler cette affaire, a cependant affirmé avoir mis en veilleuse son initiative.
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« Toute initiative nécessite l’approbation de toutes les formations politiques concernées. L’initiative de M. Berry bénéficiait jusque-là de 90 % d’approbation expresse et tacite de la part de ces formations. Mais lorsque le président Berry a entendu des propos qui ne vont pas dans ce sens (comprendre ceux de M. Aoun sur l’embuscade présumée visant M. Bassil), il a décidé d’éteindre les moteurs de cette initiative, en espérant un regain de conscience et de sagesse de la part de tous les responsables », a affirmé le député Ali Bazzi, au nom de M. Berry.
Ce dernier a enfin insisté sur la nécessité d’obtenir une réconciliation globale et complète et de tenir un Conseil des ministres sans que l’affaire de Qabr Chmoun ne soit abordée durant cette réunion, une proposition saluée par la députée FL, Sethrida Geagea, dans un communiqué.
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commentaires (14)
Certains sont à la solde de l'Iran, d'autres à celle des Etats-Unis. Personne à la solde du Liban ? Triste.
Remy Martin
18 h 41, le 09 août 2019