Le Festival international de Byblos a annoncé mardi l'annulation du concert du groupe libanais Mashrou’ Leila, qui était programmé le 9 août prochain, après une vaste polémique au sujet du groupe accusé d'atteinte aux valeurs et symboles chrétiens.
"Dans une démarche sans précédent, et à la suite de développements successifs, le comité organisateur du festival a été contraint d'annuler le concert de Mashrou' Leila pour éviter une effusion de sang et préserver la sécurité et la stabilité, contrairement aux comportements de certains", indique un communiqué publié par les responsables du festival. "Nous déplorons ce qui s'est passé et nous nous excusons auprès du public", conclut ce court texte.
Selon une source proche du comité organisateur du Festival de Byblos, contactée par L'Orient-Le Jour, "l'organisation a été obligée d'annuler le concert sous la contrainte à cause de menaces sécuritaires", précisant par ailleurs, sous couvert de l'anonymat, que le concert du groupe de rock alternatif ne sera pas remplacé car "Mashrou' Leila est irremplaçable".La polémique concernant le concert du groupe à Jbeil avait éclaté il y a une semaine sur les réseaux sociaux, en raison d'une atteinte présumée à la religion chrétienne due à une photo représentant une icône de la Vierge dont le visage a été remplacé par celui de la chanteuse Madonna accolée à un article partagé par le chanteur du groupe, Hamed Sinno, en 2015. Un des titres du groupe est également pointé du doigt. Sur un plan plus implicite, l’homosexualité affichée du chanteur semble également déranger.
La réponse de Mashrou' Leila
Dans un long communiqué publié après l'annulation du concert, le groupe a condamné une campagne fondée, selon lui, sur de fausses accusations et une distorsion de leurs paroles. Il a précisé que le poste polémique avait été partagé sur Facebook en 2015 et supprimé un an plus tard et que les deux chansons incriminées sont connues depuis 2015.
"Nous sommes un groupe libanais créé il y a 10 ans. Nous sommes issus de communautés, de régions et d'identités différentes dans un pays où abondent les projets unicolores. Nous avons porté nos différences sur l'ensemble du territoire libanais et participé à plusieurs de ses festivals, jusqu'à atteindre le monde entier", rappelle le groupe.
"La semaine dernière, on a dit beaucoup de choses sur nous et les projets secrets que nous servons en secret. Tout ce que nous voulons dire, c'est que nous portons à notre pays le Liban et son peuple un grand amour. Nous, comme d'autres, avons nos avis sur ce pays, comment pourrait-il être plus beau et meilleur. Nous appuyons notre projet sur le droit à la différence et le respect et le tolérance réciproques. Nous resterons attachés à ces valeurs. C'est cela, Mashrou' Leila, avec comme but ce qui est beau et créatif. Ce n'est ni un groupe sataniste, ni un groupe maçonnique, et il n'a aucun but ou projet secret", assure le groupe.
"Nous nous sentons sincèrement désolés envers tous ceux qui ont ressenti une atteinte à leurs croyances dans l'une de nos chansons. Nous assurons à tous que ces chansons ne portent atteinte ni au sacré, ni à aucune croyance. Toute atteinte ayant été ressentie comme telle est le résultat, en premier lieu, d'une campagne falsificatrice et diffamatoire et de fausses accusations dont nous étions les premières victimes. Il est injuste de nous en faire porter la responsabilité, indique ce texte. Notre respect des croyances d'autrui est aussi solide que notre respect du droit à la différence. Ce qui s'est passé va renforcer notre attachement à cela", ajoute le groupe.
"La phase que nous avons traversée et qui s'est achevée par la décision du comité d'organisation du Festival international de Byblos d'annuler le concert, a été dure et très oppressante. Nous avons ressenti durant cette phase la fragilité de la situation au Liban. Conscients de cela, nous œuvrons à dépasser ces sentiments", souligne Mashrou' Leila, remerciant son "public fidèle et tous ceux qui nous ont soutenus dans les paroles et les actes (...) durant cette période difficile". "Nous espérons les revoir pour leur donner ce que nous avons de plus beau, en espérant que cela arrivera dans une atmosphère plus tolérante et dans un pays qui ressemble réellement à ce dont il s’enorgueillit", conclut le texte.
"C'est un pas en arrière pour le Liban"
Des militants ont de leur côté dénoncé l'annulation du concert perçue comme une atteinte à la liberté d'expression dans ce petit pays méditerranéen. "C'est un pas en arrière pour le Liban, qui s'est toujours enorgueilli de promouvoir la diversité et d'être un centre pour la musique, l'art et la culture dans la région", a déploré auprès de l'AFP Aya Majzoub, chercheuse au sein de l'ONG Human Rights Watch (HRW). "Le comité du festival a cédé à la volonté d'une partie de la société ayant menacé de recourir à la violence pour annuler un évènement culturel et artistique (...)", a renchéri Sahar Mandour de l'ONG Amnesty International. "Il s'agit d'un précédent (...) pour la liberté d'expression", a-t-elle ajouté à l'AFP.
Dans la soirée, onze ONG et associations libanaises ont annoncé avoir saisi le procureur général pour que des poursuites judiciaires soient engagées "contre les personnes et les acteurs politiques ayant publiquement incité à la violence contre le groupe".
La municipalité de Jbeil a pour sa part salué une "bonne décision et une démarche positive pour l'intérêt général et celui de Jbeil et de ses habitants, par respect pour les symboles et les pratiques religieuses".
Par ailleurs, le Festival de Beyrouth a appelé à "demander l'Etat libanais d'agir pour s'assurer que l'expression artistique soit consacrée comme étant un droit inaliénable".
La décision du Festival de Byblos intervient au lendemain de l'appel à l'annulation du concert du groupe pop lancé hier par la commission épiscopale pour les médias au sein du Centre catholique d’information. Réunie sous la présidence de l’ancien archevêque maronite de Beyrouth, Mgr Boulos Matar, et en présence de l’évêque maronite de Jbeil, Mgr Michel Aoun, la commission épiscopale avait estimé que le fait que l’entièreté des membres du groupe n’aient pas encore présenté des excuses "pour avoir porté atteinte à des symboles sacrés" démontre "leur volonté de gagner du temps".
Mgr Michel Aoun a rappelé que seuls deux des musiciens de Mashrou' Leila avait exprimé, lors d'une réunion à l'évêché de Jbeil la semaine dernière, leur volonté de s'excuser pour les paroles de leur chanson heurtant la religion et de supprimer de leur programmation les chansons concernées. Mgr Aoun a affirmé avoir souhaité que ces excuses "viennent de tous les membres du groupe, lors d'une conférence de presse commune, ce qui n'a pas encore eu lieu".
(Lire aussi : Mashrou’ Leila présentera-t-il des excuses à l’Église pour pouvoir chanter à Byblos ?)
"Une affaire de principe et de droit"
L'annonce de l'annulation du concert avait été précédée d'un communiqué conjoint des trois députés de Jbeil, Ziad Hawat (Forces libanaises), Simon Abi Ramia (Courant patriotique libre) et Moustapha Husseini. "Sur la base de l'intérêt public, conformément aux dispositions de la Constitution et des lois libanaises, afin de préserver l'image de Jbeil et son rôle dans le respect du sacré, des valeurs et des principes, et à l'issue de plusieurs réunions loin des médias avec le comité d'organisation du Festival international de Byblos, ainsi qu'avec les autorités religieuses, judiciaires et sécuritaires concernant le concert de Mashrou' Leila et ses répercussions, les députés de Jbeil ont exprimé au comité d'organisation le souhait d'annuler l'événement", indique ce texte. Les députés affirment également qu'ils soutiennent "le lien historique entre Jbeil, la culture et les arts" et croient en la nécessité de "maintenir et développer" ce lien.
Plus tôt dans la journée, le député Neemat Frem avait lui aussi appelé dans un communiqué à l'annulation du concert, affirmant que le groupe libanais tentait "d'insulter les valeurs et symboles religieux". "Je ne suis pas de ceux qui croient que Dieu a besoin d'être défendu. Mais c'est une affaire de principe et de droit. Le Liban est le pays des libertés et il est aussi, dans son essence et sa Constitution, le pays du respect des valeurs religieuses et des symboles sacrés", affirme le député du groupe parlementaire "Liban fort" (dont le Courant patriotique libre est la principale composante). "Les membres de Mashrou' Leila ont rencontré des responsables civils et religieux et des membres du groupe ont reconnu que certaines de leurs chansons ont porté atteinte aux symboles religieux et manifesté l’intention de présenter des excuses et de supprimer ce qui devrait être supprimé", ajoute M. Frem qui est aussi l'ancien président de la Fondation maronite dans le monde. "Face à cette réalité, et parce que le groupe essaie de profaner et d'insulter les valeurs et symboles religieux, j'appelle à l'annulation du concert dans son intégralité, la liberté ne peut se transformer en un point de vue", conclut M. Frem.
Deux membres de la formation musicale avaient été interpellés mercredi dernier par la Sécurité de l’État, puis relâchés sur ordre de la procureure générale du Mont-Liban, Ghada Aoun. Les deux autres membres, dont le chanteur, se trouvaient à l’étranger. Ces derniers "pourront rentrer au pays car ils ne sont pas visés par une circulaire", avait précisé la juge Aoun, tout en indiquant qu’il n’y aurait pas de mesures supplémentaires à l’encontre du groupe. N’ayant constaté aucune violation de la loi, la magistrate n’a pas interdit le concert, comme elle l’avait précisé dans nos colonnes, estimant que l'affaire relevait du domaine de la liberté. d'expression.
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10 h 32, le 16 août 2019