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Liban - La carte du tendre

Ici battait le cœur de Beyrouth

Photo collection Georges Boustany

Plongée dans la pénombre malgré la lumière d’Orient, la venelle part vers la gauche comme une plante sans tuteur. Les pavés rabotés par des millions de pas sont couverts d’une crasse immémoriale. Aucun adjectif ne viendrait à bout de ce foutoir : il y a, dans ce petit rectangle de papier argentique de six centimètres par neuf, un nombre incalculable d’objets de toutes formes, couleurs et provenances; des balais, des poupées, des récipients, des caisses, des paniers, des seaux, des arrosoirs, du plastique, de l’osier, du bois et surtout là, à portée de main, des sucreries à 200 piastres le kilo dont on peut imaginer la chatoyante toxicité, des tonnes de colorants et de glucose industriel, pâtes de fruits, biscuits, bonbons, sucettes et autres exquises et croquantes horreurs répondant au nom séduisant de « Sheherazad » parce que l’on se doit de jouer aux Orientaux devant les touristes.

Toutes ces gâteries étalées comme les richesses de la caverne d’Ali Baba seront ingurgitées par des générations d’enfants aux yeux brillants et aux mains poisseuses, faisant la fortune des dentistes et des cancérologues avant que les « événements » ne finissent par mettre tout le monde d’accord.

Nous voici aujourd’hui dans les souks de Beyrouth. Cela nous a pris deux ans pour y parvenir alors que c’est ici que nous aurions dû démarrer notre « carte du tendre », mais cette plaie est la plus douloureuse car c’est ici qu’est née Beyrouth et c’est ici qu’elle a cessé de vivre.

Durant la Première guerre mondiale, en 1915, les occupants ottomans aux prises avec l’esprit rebelle de cette ville et de ses habitants et effrayés par ses étroits boyaux qui favorisaient à leurs yeux la fermentation séditieuse en ont détruit une bonne part, ce qui permit paradoxalement le remblaiement et la création de la magnifique avenue des Français.

En août 1965, au moment de cette prise de vue, il restait l’essentiel des souks. Oh bien sûr, ils étaient moins médiévaux, moins encaissés, moins obscurs. Ils ressemblaient plus à ceux que l’on peut admirer à Saïda et Tripoli de nos jours, mais en bien plus grand : ils s’étendaient sur un rectangle allant de la place des Martyrs à la place de l’Étoile vers l’ouest et de la rue de l’Émir-Béchir au sud à l’immeuble Fattal au nord. Aujourd’hui disparus, leurs noms sont autant de fantômes sans lesquels Beyrouth n’est plus Beyrouth.

Évoquons, tombés au champ d’honneur : Souk Abou-Nasr et Souk el-Moutrane (marchands de couleurs, épiciers, sucreries orientales), Daraj Khan el-Baïd (volailles et œufs, poissonneries, épiceries), Souk el-Lahamine (charcutiers), Souk el-Arman (cordonniers), Souk el-Nourieh ou el-Khodra (légumes), Souk Sursock (merciers, marchands de draps et tissus), Souk el-Sayaghine (orfèvres, bijoutiers), Souk Ayass (tailleurs et commerçants de draps et chapeaux), Souk el-Zoujaje (verre domestique), Souk el-Ouieh (tissus, draps), Souk el-Effrange (marché de légumes et fruits destinés aux étrangers) et les Souks Tawilé et Jamil (nouveautés et tissus en gros). Les anciens souks de katayef (pâtisseries orientales), Najjarine (menuisiers) et Haddadine (forgerons) avaient déjà été démolis et remplacés par des échoppes de draps, nouveautés, papeterie et chaussures bien avant 1975.

Tous ces noms et bien d’autres ne diront rien à la plupart d’entre vous. Pas plus que la mention des piastres, centimes de la livre libanaise. La photo elle-même a l’air d’avoir été prise dans un Orient exotique et fantasmé dont rien ne subsiste aujourd’hui.

En 1990, une grande partie de ces souks était encore debout et aurait pu être sauvée. Il aurait fallu pour cela que les reconstructeurs saisissent l’esprit de la ville sans avoir besoin de copier un modèle étranger car Beyrouth, nous l’avons su trop tard, était unique au monde. Ils ont détruit la pierre, ils l’ont utilisée pour gagner du métrage sur la mer, transformant au passage l’avenue des Français en voie rapide anonyme. Au nom de l’argent, ils ont gommé la mémoire de Beyrouth. Et, plus impardonnable, ils en ont chassé le peuple. On les voit sur cette photo, ceux qui ont fait cette ville : le portefaix au premier plan à droite, lanières de cuir à l’épaule, belle gueule, belle moustache et, mon Dieu, un sourire aux lèvres, comment peut-on sourire avec un métier pareil? Derrière lui, le jeune ado sourit lui aussi, il a aperçu le photographe, il sourit même plus que le sujet principal de la photo, un touriste américain dont le seul trait saillant est de tenir, solidement attaché au poignet, une pochette (argent? appareil photo?) comme s’il se méfiait des vols à la tire, quand ce type de larcin n’existait pratiquement pas ici.

Alentour, la foule vaque à ses occupations dans une parfaite indifférence vis-à-vis des origines et des religions et c’est dans ce creuset que se nourrissait l’âme de la ville. C’était une époque où il n’était pas nécessaire d’être riche pour louer un trou de deux mètres carrés et y vendre des objets artisanaux. Il fallait juste avoir des ambitions et l’esprit d’entreprise, et Beyrouth offrait des opportunités à tous les enfants, même ceux des autres.

C’est tout cela que les reconstructeurs ont effacé d’un coup de pelleteuse et d’ignorance, donnant naissance à une génération entière de nostalgiques obsessionnels.

Nous avons attendu 25 ans pour confirmer le diagnostic de départ et aujourd’hui, les superbes « souks » hors de prix et sans âme sont la preuve la plus terrible que le cœur de notre capitale a définitivement cessé de battre. Puissent les quartiers miraculeusement préservés de Khandak el-Ghamik et Zokak el-Blatt échapper aux appétits voraces ; s’il faut encore se battre pour quelque chose qui en vaille la peine, qu’on le fasse pour ces ultimes vestiges de l’âme beyrouthine.



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commentaires (3)

LE COEUR Y EST TOUJOURS. LA CARAPACE A CHANGE !

LA LIBRE EXPRESSION

21 h 53, le 25 mai 2019

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Commentaires (3)

  • LE COEUR Y EST TOUJOURS. LA CARAPACE A CHANGE !

    LA LIBRE EXPRESSION

    21 h 53, le 25 mai 2019

  • A la place de l'immeuble Fattal, il y avait le grand magasin Orosdi-Back. Il a été entièrement détruit par un incendie avant la guerre 39-45. Il s'était réinstallé à la rue Sami-Solh face à la banque Intra.

    Un Libanais

    20 h 21, le 25 mai 2019

  • Les miliciens de tous bords ont tué Beyrouth une première fois, Solidère l'a tuée une seconde fois!

    otayek rene

    15 h 16, le 25 mai 2019

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