Une voie damée par les siècles, étroite et poussiéreuse, longe un cours d’eau à l’étiage. De part et d’autre, des herbes recuites par un soleil déterminé. Le paysage est d’une étrange et presque dérangeante tranquillité : à part le pont dont on se demande ce qu’il fait là et, plus haut, une maison de pierres et de tuiles qui se confond totalement avec le fond rocheux, il n’y a pas âme qui vive ; on n’est pourtant pas au fond du Hermel mais à vingt-cinq kilomètres de Beyrouth, au tout début des années 1920. Ce négatif sur plaque de verre fait partie de la belle série dans laquelle nous avions puisé la vue du train à Chouite (L’OLJ du 16 septembre 2017). On y retrouve à droite le même assistant-photographe, un jeune homme à tarbouche toujours encombré d’un objet volumineux qui pourrait être le boîtier de la caméra. Le quidam de gauche, lui, a le teint nettement plus bronzé : voilà un homme de plein air qui tente vainement d’être élégant, il doit s’agir du chauffeur, car à l’époque il en fallait pour se déplacer en auto. Le véhicule, lui, hurle ses années 1910 de toute son allure de criquet et de ses pneus à peine plus épais que ceux d’un vélo. Sur ces chemins qui n’ont jamais connu le macadam, la poussière est reine quand ce n’est pas la boue, on a donc accroché deux plumeaux à droite du conducteur : le grand pour la carrosserie, le petit pour les chromes et les phares. Le résultat est un ahurissant mariage de Tintin au Congo et du Moulin Rouge.
En toile de fond, la ligne de crête de ces montagnes a immanquablement quelque chose de familier : on n’est pas loin de Beyrouth, que cette ligne entoure également d’un cocon vert. Et en parlant de cocon, nous sommes ici dans l’un des hauts lieux de production de cette matière première de la soie libanaise : après notre visite d’une magnanerie, voici donc Damour, ses mûriers, son pont ottoman.
Le village, centre névralgique de la côte du Mont-Liban, clé de Beyrouth et du Chouf, doit sa prospérité à la fertilité d’une terre qui a permis le développement fulgurant de la culture des mûriers à soie. Mais l’histoire de ce lieu si tranquille est écrite en lettres de sang. Jamais village n’aura autant mérité son nom, hérité du dieu phénicien Damoros, symbole de l’immortalité, qui a aussi donné le merveilleux daymouma des Arabes. Immortel Damour et si mortel pourtant, le village a été détruit et ses habitants décimés lors des massacres de 1860, puis durant les bombardements des Français libres et des Australiens remontant vers Beyrouth en 1941, et de nouveau par les Palestiniens en 1976.
En un sens, c’est un résumé de l’histoire du Liban qui s’écrit ici et l’on a du mal à croire, aujourd’hui, lorsque l’on déjeune dans un restaurant au bord de ce cours d’eau idyllique, qu’il a pu charrier les cadavres des innocents. Même le pont, construit quelques décennies avant cette photo, n’a pas survécu aux belligérances. Détruit maintes fois et pas plus tard qu’en 2006, il sera reconstruit à l’identique avec une opiniâtreté absurde par des habitants que décidément rien ne pourra jamais décourager de revenir s’établir là.
La mer est derrière le photographe et la position du soleil indique midi tapant en juin, juillet : il fait chaud et nos compères semblent écrasés par les rayons verticaux qui les obligent à froncer les sourcils. La guimbarde vient de parcourir ses vingt-cinq kilomètres en une heure avec à ses trousses un nuage de poussière. Une heure, c’est un vrai progrès car durant des siècles il en fallait deux pour atteindre Damour avec une voiture à chevaux, et ce n’est encore rien comparé aux neuf heures nécessaires pour rallier Jezzine* avec des pouliches en bonne santé et d’humeur primesautière.
Où vont-ils ? Vers Saïda peut-être ; il semble que le photographe ait décidé de faire un tour du Grand Liban tout neuf, déjà les touristes sont aux portes : après tant de souffrances, après l’horrible famine, un peuple s’apprête à rencontrer ses premiers Européens de masse et à se construire un pays et un État.
La même vue prise aujourd’hui à Damour montrerait ce pont éternellement neuf entouré d’une végétation toujours luxuriante, à ceci près qu’il ne s’agit plus de mûriers mais de bananiers, éloquente image de l’évolution de notre République depuis sa création.
(*) in « Guide du Liban », I. Assouad, imprimerie ottomane, Saïda 1906.
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commentaires (4)
Mr Georges Boustany, J'aimerais suivre votre blog mais je n'arrive pas à avoir le bon lien. Sur Facebook il y a quelques Georges Boustany, mais qui ne sont pas vous. A l'aide, please ! Et merci
Zena Farah
09 h 32, le 20 avril 2019