Photo collection Patrick Aznavourian
Conscient de l’importance de l’événement, l’inconnu a risqué sa vie pour prendre cette photo : il a grimpé sur une grue haute d’une dizaine de mètres et, pointant son objectif vers la foule et le navire, il a appuyé sur le déclic. Il a répété l’opération à partir de plusieurs points de vue, le temps d’épuiser deux pellicules. Les tirages récupérés soixante-treize ans plus tard sont horriblement esthétiques. L’arrivée au port en train. La masse ahurissante de gens qui se pressent sur les quais. Les forcenés qui se hissent tout en haut des grues pour dire adieu, comme des fourmis à l’assaut d’une proie. Une mère et sa fille vues à travers un hublot, le regard perdu entre souvenirs et espérance.
Les années trente et quarante et leurs déplacements massifs de populations vous ont un affreux côté fin du monde et les transports, train, bateau, camions et même charrettes, les regards résignés, tout évoque le destin qui écrase l’individu comme un moulin à poivre. Mieux que mille mots, cette prise de vue en est une illustration : ici commence le « Nerkaght », le rapatriement des Arméniens. Trente et un ans après le génocide, cette image représente une autre page noire bien moins connue de l’histoire de ce peuple martyr.
Eté 1946. La Seconde Guerre mondiale vient de s’achever, l’Union soviétique sort exsangue, saignée à blanc, 21 millions de morts – répétez ce chiffre après moi parce qu’il est atroce – détruite mais victorieuse. Le « Grand Staline », comme l’appelle alors son peuple, propose aux Arméniens de rapatrier la diaspora pour compenser les pertes de l’Arménie, la plus petite République d’URSS. L’Eglise et les partis de la diaspora répondent présent et s’emploient à répandre la « bonne parole » en convainquant les Arméniens disséminés à travers le monde qu’ils ont désormais une patrie, paradis perdu où un avenir radieux et prospère les attend.
Pour les Arméniens du Liban, survivants du génocide, éternels déracinés et dont bon nombre vivent toujours dans la misère dans la banlieue de Beyrouth, c’est une aubaine : les voilà qui se précipitent, certains vendent en catastrophe leurs maigres possessions, leurs masures. Nabaa devient chiite à cette occasion, des miséreux vendant à d’autres miséreux, on imagine la scène en nuances de gris, et les voilà se précipitant au port le jour dit ; cette photo a été prise lors de l’embarquement.
Comment décrire l’indescriptible ? Chacune des têtes que vous voyez là porte un nom et une histoire. Il faudrait des dizaines de volumes pour raconter toutes ces lignes de vie, surtout quand on pense que ce sont là des survivants des massacres et leurs enfants. Sur le bateau et le quai exigus, ils se bousculent, se piétinent, hurlent leurs adieux et leurs promesses entre deux sanglots ; sous le soleil humide, la sueur se mêle aux larmes, ça doit sentir fort, la mer, les corps, le mazout, ça doit faire un de ces bruissements, cette foule qui ondule comme une marée noire. Aujourd’hui, l’on a du mal à comprendre qu’ils aient une telle soif de quitter le Liban, surtout dans ces conditions désastreuses, alors que celui-ci jouit de son indépendance toute fraiche et s’apprête à connaître son âge d’or. C’est ignorer dans quel état de précarité ces gens-là vivaient avant ce départ précipité – tout a été bouclé en deux mois à peine ! On réalise à cette occasion que, dans la communauté arménienne locale, les laissés pour compte étaient bien nombreux : 16 % des Arméniens du Liban vont ainsi tenter leur chance en Union soviétique ; après l’Égypte et la Grèce, c’est la plus forte proportion au monde et encore, beaucoup ne pourront pas embarquer.
Une réalité bien différente
C’est l’été, les habits sont légers mais l’âme est lourde, on aura beau chercher un regard heureux dans cette foule, on ne voit que le chagrin de se quitter mais aussi une énorme détermination : c’est l’exode vers la terre promise, l’espoir d’un beau logement, d’un travail, du confort matériel, et pour ce peuple industrieux, une nouvelle occasion de réaliser un miracle économique et social. À l’arrivée en Arménie, la réalité sera hélas bien différente. Ceux qui partent quittent des pays démocratiques où ils jouissaient de la liberté d’expression et de mouvement. Habitués au libre marché, ils vont découvrir la prison soviétique à l’apogée du stalinisme : le délabrement, l’insuffisance de logements, une économie dirigée, des métiers imposés dans une désorganisation totale. Pire : ils vont être traités avec une terrible condescendance de la part de leurs compatriotes soviétiques qui les appelleront « petits frères » et leur interdiront l’accès à tout poste de responsabilité.
Très vite, ils vont déchanter, mais comment le dire aux autres restés dehors ? La censure veille et nombre d’entre eux vont être envoyés au goulag pour avoir simplement demandé à repartir. Pour dissuader les autres de venir, ils enverront des salutations à des personnes défuntes, on imagine la surprise du destinataire, puis la suspicion et enfin la prise de conscience : nos frères partis en Arménie ne peuvent même plus s’exprimer librement !
On estime à une centaine de milliers les rapatriés : 80 000 d’entre eux finiront par repartir, parfois après avoir attendu un visa de sortie durant une dizaine d’années, leur seconde nationalité ayant été confisquée à l’arrivée.
De cette tragédie est resté ce seul mot qui cache mal l’étendue du désastre : Nerkaght, un événement volontairement oublié de nos jours, mais dont ce cliché est un douloureux témoignage.
Reste aussi le plus déchirant : nos candidats au départ ont pris avec eux des drapeaux libanais, on les voit qui flottent au bastingage, c’est d’autant plus terrible que ces gens qui ont perdu la foi dans notre pays en repartent sans aucune rancune et avec l’insoutenable reconnaissance du survivant.
De nombreux articles ont été écrits sur le sujet, dont celui de Claire Mouradian dans « Cahiers du monde russe et soviétique », janvier 1979. Remerciements à Patrick Aznavourian pour le cliché et à Garo Derounian pour les informations.
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17 h 08, le 17 août 2019