Depuis 1946, la boulangerie Ichkhanian prépare et vend des lahm beajine arméniens devenus incontournables. Du lieu, simple, se dégagent des parfums et des envies. La propriétaire, Azad, plus connue par ses clients sous le nom de Madame Jean, du prénom de son mari, n’hésite pas à révéler sa recette à qui la lui demande. Et pourtant, personne ne réussit à faire d’aussi bons lahm beajine ! « Il vous faut de la viande, de l’ail, des tomates, du persil et du piment », dit-elle. Azad, qui signifie liberté en langue arménienne, raconte qu’au départ, son beau-père avait ouvert sa boulangerie dans le quartier du Patriarcat, non loin du Lycée Abdel Kader. Elle ignore quand la boulangerie a déménagé à Zokak el-Blatt. Car elle est arrivée à Beyrouth de Lattaquié en 1975, quand elle a épousé Jean Ichkanian, arménien libanais, héritier de la boulangerie de son père.
« Jean ne me laissait pas venir à la boulangerie, je restais à la maison, ici à Zokak el-Blatt », se souvient-elle. La guerre éclate peu après son mariage, Beyrouth est divisée en deux. Et la famille arménienne décide de rester à Beyrouth-Ouest. Azad Ichkhanian a trois enfants quand son mari tombe malade, puis décède des suites de sa maladie en 1985. « J’étais une femme seule avec trois enfants en bas âge. J’ai pris en charge la boulangerie et ma belle-mère me secondait. »
Elle apprend le métier sur le tas, se rend tous les jours chez le boucher pour acheter la viande. « Il se trouvait à Zarif. Puis il est décédé. J’achète ma viande actuellement à Mar Mikhaël. Tous les matins à 6h45, j’arrive avec la viande, et ce sont les boulangers qui travaillent ici qui font le mélange. Deux d’entre eux étaient là en 1985 quand j’ai pris la relève », raconte-t-elle. De nombreux clients fréquentent la boulangerie depuis longtemps. Certains y venaient même avec leurs parents.
Azad Ichkhanian, qui tient la caisse tous les jours de 7h à 15h, à l’heure de la fermeture, se souvient des sombres années de la guerre, quand très peu de chrétiens étaient restés dans la région. Le quartier, qui abrite la boulangerie ainsi que l’appartement qu’habite jusqu’à présent la famille Ichkhanian, se trouvait à Beyrouth-Ouest pas très loin de la ligne de démarcation. « Personne ne m’a jamais fait de mal. Les miliciens étaient très respectueux. Il existe des versets du Coran qui appellent à la protection des veuves », note la propriétaire des lieux.
« Nous n’avons jamais fermé nos portes. » « Si, se reprend-elle, une fois durant quinze jours suite à des accrochages entre le PSP et le mouvement Amal. J’ai même oublié l’année ! Durant la guerre, tous les matins je venais ouvrir le magasin. Parfois quand les obus tombaient à proximité, j’allais me réfugier à la maison », se souvient-elle.
Ce n’est pas la guerre qui a eu raison de la boulangerie ; ce qui l’a obligé à fermer ses portes durant de longues semaines était un incendie dû à un court-circuit électrique en 2009. Il a fallu tout refaire à neuf.
Outre les lahm beajine, on sert ici des manakiche végétariennes, « un assortiment de légumes que nous préparions initialement pour le carême. Aujourd’hui, cette recette a la cote suite à la tendance vegan », explique Mme Ichkhanian.
Au menu également des soubereck et de la manté, plats arméniens appréciés, à base de pâte. « C’est l’idée de mon fils Élie. Pour les préparer nous faisons appel à des femmes arméniennes qui travaillent chez elles. On préparait quelques plateaux la semaine. Mais avec la mode des restaurants arméniens, ils sont devenus très prisés », dit-elle.
Signe des temps également, la boulangerie Ichkhanian propose un service de livraison à domicile.
Azad Ichkhanian est fière de ses enfants et ses petits-enfants. « Mes deux filles ont suivi des études universitaires poussées. L’une est établie à Barcelone et l’autre à Genève. Aucune d’elles n’a épousé un Arménien. Mais leurs enfants parlent plusieurs langues, dont l’arménien bien sûr », assure-t-elle.
Aujourd’hui, la boulangerie Ichkhanian, grâce au fils de la propriétaire, possède une branche à Zalka. Élie Ichkhanian a également ouvert un restaurant à la rue Monnot. Signe des temps et du succès…
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commentaires (2)
L'odeur appétissante des lahm b3ajine m'est parvenue via l'écran. Les plats arméniens sont délicieux et pas besoin de riche décoration pour séduire et envoûter les papilles. Varouj en est un autre exemple délicieux. Bonne continuation Madame Jean :))
Tina Chamoun
09 h 28, le 24 janvier 2019