Il gérait les réseaux sociaux en Arabie saoudite pour le compte du prince héritier Mohammad ben Salmane ; il a mené l'opération ayant conduit à l'arrestation de centaines de membres de l'élite saoudienne au Ritz-Carlton, son nom apparaît dans la détention, il y a un an, du Premier ministre libanais Saad Hariri. Et, selon deux sources au sein des services de renseignement, c'est encore lui qui a orchestré le meurtre de Jamal Khashoggi à l'intérieur du consulat saoudien à Istanbul en donnant ses ordres sur Skype.
Saoud al-Qahtani, conseiller "médias" à la cour royale et considéré comme le bras droit de Mohammad ben Salmane (MBS), a été démis de ses fonctions samedi pour apaiser l'indignation internationale suscitée par l'affaire Khashoggi.
Son influence ces trois dernières années dans l'entourage du prince héritier a été telle qu'il sera difficile pour les autorités saoudiennes de rejeter toute la responsabilité du meurtre sur lui sans soulever de questions sur l'implication de Mohammad ben Salmane, dit-on néanmoins dans l'entourage de la Cour royale. Qahtani en personne a dit naguère qu'il ne faisait rien sans l'accord de son chef. "Pensez-vous que je prenne des décisions tout seul ? Je suis un employé et j'exécute fidèlement les ordres de mon seigneur le roi et de mon seigneur le prince héritier", écrivait-il cet été sur Twitter.
"Cet épisode ne va pas renverser MBS, mais son image a été écornée et il va mettre du temps à s'en remettre, s'il s'en remet un jour. Le roi le protège", explique une source proche de la cour.
Le bras droit de MBS n'a pas répondu aux sollicitations de Reuters. Ces derniers jours, sa biographie sur Twitter a été modifiée : il est désormais président de la Fédération saoudienne pour la cybersécurité, la programmation et les drones, un poste qu'il avait déjà occupé par le passé.
Un représentant saoudien informé de l'avancée de l'enquête sur la mort de Jamal Kashogghi a dit samedi qu'aucun ordre d'enlèvement ni d'assassinat n'avait été donné par le royaume. Mohammad ben Salmane, a-t-il précisé, ne savait pas qu'une opération spécifique serait menée au consulat saoudien d'Istanbul. Riyad a changé plusieurs fois de version, à mesure que la crise s'aggravait, niant d'abord la mort du journaliste, puis reconnaissant son décès dans une bagarre avant de dire qu'il avait été tué accidentellement par une prise d'étranglement au cours d'une altercation.
Une source bien informée a dit à Reuters que les meurtriers avaient tenté de dissimuler ce qui s'était passé, et que la vérité n'émergeait que maintenant. Mais les Turcs rejettent cette version des faits, arguant qu'ils sont en possession d'un enregistrement sonore qui permet d'établir ce qui s'est passé le 2 octobre à l'intérieur du consulat.
Le royaume saoudien a survécu à d'autres crises par le passé, dont l'affaire Saad Hariri de novembre 2017. Selon des sources diplomatiques saoudiennes, arabes et occidentales, le Premier ministre libanais aurait été humilié verbalement et battu lors de cet épisode pendant lequel il avait annoncé sa démission surprise et était apparu comme détenu par le royaume. Qui dirigeait son interrogatoire ? Saoud al-Qahtani.
La France était intervenue pour obtenir la libération de Saad Hariri, mais les Occidentaux n'ont pas réprimandé Riyad pour avoir détenu un chef de gouvernement et Mohammad ben Salmane en est ressorti plus fort, dit-on de source saoudienne. Cette fois, la situation est néanmoins différente. Les capitales occidentales condamnent fermement la mort du journaliste et jugent les explications de Riyad insuffisantes.
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Un appel sur Skype
Pour apaiser les tensions internationales, le prince héritier a laissé Qahtani porter le chapeau pour le meurtre de Khashoggi, dit-on appris de source proche de Riyad. Une autre source indique que Qahtani a été placé en détention après son limogeage par décret royal, l'homme continuant cependant à utiliser Twitter. Les deux sources s'accordent pour dire qu'elles ne croient pas vraiment à la détention de Qahtani.
Dans l'affaire Khashoggi, Qahtani était bien présent, comme il l'a déjà été dans d'autres moments clés de l'ère MBS, mais cette fois-ci, son implication a été virtuelle.
Jamal Khashoggi, qui s'était exilé il y a plus d'un an aux Etats-Unis et écrivait régulièrement dans le Washington Post, est entré dans le consulat saoudien à Istanbul aux alentours 13h00 le 2 octobre, pour y récupérer des documents en vue d'un mariage prochain. Selon des sources au sein des renseignements turcs, il a été arrêté immédiatement par 15 agents des renseignements saoudiens qui étaient arrivés quelques heures plus tôt à Istanbul.
Une source de haut rang d'un pays arabe, informée et proche des membres de la cour royale saoudienne, a indiqué à Reuters que Saoud al-Qahtani avait été joint par Skype dans une des salles du consulat. Il a tout d'abord proféré des insultes contre Khashoggi, auxquelles ce dernier a répondu, dit-on de source arabe et turque. Une autre source, au sein des services de renseignement turcs, affirme que Saoud al-Qahtani a demandé à son équipe, composée de hauts responsables des services de sécurité et de renseignement saoudiens, de se débarrasser du journaliste. "Apportez-moi la tête de ce chien", aurait-il dit, selon cette source.
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan serait désormais en possession de l'enregistrement de l'appel Skype, ont indiqué les deux sources arabe et turque, qui ont par ailleurs refusé de le fournir aux Américains. M. Erdogan a déclaré dimanche qu'il allait informer des éventuelles avancées de l'enquête turque lors d'une rencontre prévue ce mardi avec des parlementaires de son parti, l'AKP.
Le haut responsable saoudien qui a exposé la première version de Riyad - selon laquelle le journaliste aurait été pris dans une rixe à l'intérieur du consulat - a déclaré qu'il n'était pas au courant d'un appel passé par Qahtani via Skype.
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L'ascension de Qahtani
Saoud al-Qahtani, 40 ans, s'est forgé une réputation au sein du royaume d'homme de main chargé d'exécuter les caprices princiers, mais aussi de fervent nationaliste. Certains journalistes et blogueurs insistent sur sa manipulation agressive des médias et sa manière d'élaborer des stratégies dans les coulisses.
Sur Twitter, il encense la famille royale sous le pseudonyme de Dari, qui signifie "prédateur" en arabe. Certains de ses détracteurs sur les réseaux sociaux l'appellent Dalim, une figure du folklore arabe qui accomplit les pires bassesses pour atteindre les sommets.
Selon sa biographie sur son compte Twitter, al-Qahtani a étudié le droit et a fait ses classes dans l'Armée de l'air saoudienne en tant que capitaine. Après avoir lancé son blog, il a été repéré par Khaled al Tuwaïdjiri, l'ancien chef de la cour royale d'Arabie saoudite, qui l'engage au début des années 2000 pour diriger une "armée médiatique électronique" censée protéger l'image du Royaume.
Qahtani s'est surtout fait connaître après sa rencontre avec MBS, qui faisait partie de la cour de son père Salmane lorsque ce dernier était gouverneur de Riyad, puis prince héritier et enfin roi en 2015.
Chargé de contrer l'influence présumée des Qataris sur les réseaux sociaux, Qahtani a utilisé Twitter pour attaquer les critiques du Royaume et plus particulièrement ceux du prince héritier. Il a créé un groupe sur WhatsApp avec des rédacteurs en chef et des journalistes en vogue afin d'édicter la ligne du Royaume.
Quand Riyad a instauré un boycott économique contre Doha en juin 2017, Qahtani a intensifié ses attaques contre le Qatar. Sur Twitter, il appelait les Saoudiens à donner les noms des personnes qui affichaient leur soutien au Qatar en utilisant le hashtag "The Black List" ("la liste noire"). C'est encore lui qui était aux manettes lors de l'arrestation de 200 personnes issues des plus hauts cercles du pouvoir et de la famille royale dans le cadre d'une vaste opération anti-corruption l'an dernier, indique-t-on de sources arabe et saoudienne, précisant que Qahtani avait supervisé certains interrogatoires. Ces derniers avaient été placés en détention dans l'hôtel Ritz-Carlton de Riyad avant d'être libérés.
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L'affaire Hariri
De source diplomatique, on estime que l'étendue des pouvoirs de Qahtani a pu être mesurée lors de l'affaire du Premier ministre libanais. Les Saoudiens étaient furieux devant l'incapacité de Saad Hariri à lutter contre l'influence de l'Iran et du Hezbollah dans la région. Le Royaume lui reprochait de ne pas avoir délivré un message à un haut conseiller du guide suprême iranien, l'ayatollah Ali Khamenei, lui demandant de ne plus interférer au Liban et au Yémen.
Saad Hariri affirmait qu'il avait fait passer le message mais un informateur dans l'entourage du Premier ministre, au service d'al-Qahtani, a fourni aux Saoudiens la retranscription de la rencontre qui montrait qu'il ne l'avait pas fait, note Reuters.
Hariri a ensuite reçu une invitation de Riyad pour une rencontre avec MBS. A son arrivée dans le Royaume, aucun comité d'accueil princier, comme le veut le protocole officiel prévu lors de la visite d'un dirigeant étranger. Il a reçu un appel plus tard lui indiquant que la rencontre avec le prince héritier aurait lieu le lendemain.
Mais dès son arrivée, le dirigeant libanais a été conduit dans une salle où Qahtani l'attendait, accompagné d'une équipe des forces de sécurité, rapportent trois sources familières proche du dossier citées par Reuters. Hariri a été frappé, Qahtani l'a insulté et contraint à démissionner de son poste de Premier ministre lors d'une allocution retransmise par la chaîne de télévision officielle saoudienne, ajoute l'agence. "(Qahtani) lui a dit qu'il n'avait pas le choix, qu'il devait démissionner et lire cette déclaration (...) Il a supervisé l'interrogatoire et le mauvais traitement d'Hariri", indique une de ces sources.
Une autre précise que c'est l'intervention d'Emmanuel Macron qui a garanti sa libération après l'indignation de la communauté internationale. Le président français s'est attribué le mérite d'avoir mis fin à cette crise diplomatique en mai. Il s'est rendu à Riyad pour convaincre MBS, puis a invité Hariri à venir à Paris. Des sources libanaises confirment que l'intervention rapide d'Emmanuel Macron a permis son retour au Liban.
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L'offre à Khashoggi
Au moins trois amis de Jamal Khashoggi ont dit à Reuters que quelques mois après l'installation du journaliste à Washington, il a reçu de nombreux appels téléphoniques du bras droit de MBS l'invitant à revenir en Arabie saoudite. Le journaliste a refusé l'offre, disent-ils, craignant des représailles pour ses chroniques dans le Washington Post. Qahtani a tenté de rassurer le journaliste, lui disant qu'il était toujours très respecté, et lui a même proposé un poste de consultant à la cour royale, affirme un de ses amis. Même s'il le trouvait courtois et poli, Khashoggi ne lui faisait pas confiance. "Jamal m'a dit plus tard 'Il pense que je vais rentrer pour qu'il puisse me mettre en prison ?'", confie un de ses amis.
Un autre responsable saoudien a confirmé que Saoud al-Qahtani avait discuté avec Khashoggi d'un retour en Arabie saoudite. Mais le prince héritier était-il au courant du projet d'enlèvement imaginé par son fidèle conseiller ?
La plupart des quinze membres de l'équipe identifiés par les autorités saoudiennes et turques travaillaient pour les services de sécurité, de renseignement, de l'armée et du gouvernement du Royaume. L'un d'eux, le général Maher Moutreb, qui fait partie de l'équipe chargée de la sécurité du prince héritier, a été vu sur des clichés avec lui lors de visites officielles cette année, aux Etats-Unis et en Europe. De source informée au sein de l'administration saoudienne et des renseignements turcs, on apprend que c'est le téléphone de Moutreb qui a servi à appeler Qahtani pendant l'interrogatoire de Khashoggi.
Selon le haut responsable saoudien, c'est le vice-chef du renseignement du Royaume, le général Ahmed al-Asiri, qui aurait recruté les quinze hommes. Ce dernier a été limogé samedi.
Autre personnage clé de cette affaire: le docteur Salah al-Tubaigy, un spécialiste de médecine légale spécialisée dans les autopsies qui dépend du ministère de l'Intérieur. Sa présence - avec une scie à os qui aurait été utilisée pour démembrer le journaliste, selon les autorités turques - est difficile à justifier pour une telle opération, montée pour persuader Khashoggi de revenir en Arabie saoudite, disent désormais les autorités saoudiennes.
Tout comme il est compliqué d'imaginer le prince héritier ait pu ne pas être au courant de toute cette opération, dit-on de source proche de la cour royale.
Le responsable saoudien qui s'est exprimé samedi a confirmé l'existence d'un ordre permanent autorisant à "négocier" le retour des dissidents dans leur pays sans exiger d'approbation préalable, mais a ajouté que l'équipe impliquée dans l'opération Khashoggi avait outrepassé cette autorisation. Une autre source saoudienne proche de l'enquête affirme que Qahtani en personne aurait décidé d'organiser l'enlèvement de Khashoggi, qu'il aurait demandé à Asiri de faire partie de l'équipe mais que le plan aurait mal tourné.
L'acte final de Saoud al-Qahtani pourrait servir le prince héritier: en assumant la responsabilité de la crise qui touche l'Arabie saoudite, il exonère en effet MBS. Le roi Salmane a limogé al-Qahtani et a ordonné une restructuration au sein des services de renseignement. Confiée à Mohammad ben Salmane.
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20 h 50, le 23 octobre 2018