En septembre 1988, le président de la République Amine Gemayel nommait le commandant en chef de l’armée, le général Michel Aoun, à la présidence d’un gouvernement militaire de transition, la mission prioritaire de ce dernier étant de faciliter la tenue de l’élection présidentielle. Cependant, dans les faits, le commandant en chef de l’armée fit tout ce qui était en son pouvoir pour obstruer l’échéance. Aussi déclencha-t-il les guerres dites de libération et d’élimination et procéda-t-il à la dissolution de la Chambre, se rebellant contre tout ce qui n’était pas de nature à le porter à la présidence de la République, sous le prétexte que l’accord conclu à Taëf ne convenait pas au Liban.
À l’issue du mandat Sleiman, en mai 2014, le général Aoun obstrua de nouveau l’échéance présidentielle, paralysant les séances parlementaires à coups de défaut de quorum jusqu’à arriver à ses fins. Sitôt élu, il prêta serment sur la Constitution… qui comporte tous les amendements effectués à Taëf en 1989.
En 2008, le ministre Salim Jreissati écrivait dans les colonnes du quotidien al-Akhbar un article intitulé « Le président vaut trois ministres… mais combien de députés vaut-il ? » dans lequel il se moquait de la « quote-part ministérielle » qui avait été octroyée au président Sleiman. En 2011, et dans le cadre d’une conférence à l’Institut Issam Farès, M. Jreissati revint à la charge sur ce point, soulignant que le président de la République ne devait pas se désister de son rôle d’arbitre que lui confère la Constitution et devenir partie et acteur, en acceptant qu’une quote-part ministérielle lui revienne.
Concernant la fonction d’« arbitre » du président de la République, le ministre Jreissati affirme dans le cadre de cette conférence : « Tout comme nous considérons avec franchise et objectivité qu’il est élémentaire que le président de la République puisse contrôler tous les leviers qui lui permettraient d’exercer sa fonction d’arbitre (…), il faut qu’il puisse disposer des moyens constitutionnels à même de l’aider à remplir ce rôle, ce qui nécessite de corriger certains articles de la Constitution par la pratique – ou dans les textes si possible – sans porter atteinte au principe de participation au pouvoir… »
M. Jreissati conclut son exposé ainsi : « Partant, le président de la République, aussi bien dans son rôle que dans sa fonction (c’est-à-dire le président-arbitre), constitue un pouvoir qui est au-dessus de tous les pouvoirs. Il intervient lorsque cela est nécessaire pour imposer le respect du pacte, de la Constitution et des lois de la nation et ce que dicte l’intérêt général. (…) Le président de la République ne pourra remplir cette fonction et ce rôle que lorsqu’il s’élèvera au-dessus des intérêts partisans et aura recours à l’arbitrage. Nous insistons tous pour que cet arbitrage ne découle pas uniquement de l’autorité morale de la présidence ou de la personne du président, mais provienne de textes de droit positif ou d’usages consacrés qui donneraient au chef de l’État un pouvoir réel d’arbitrage sur les affaires à caractère essentiel ou nationales importantes. »
(Lire aussi : Après leurs polémiques médiatiques, Joumblatt et Bassil appellent au calme)
Il est donc clair, à la lumière de l’exposé de M. Jreissati, que :
1- Le président de la République est un « arbitre » qui se situe au-dessus des joueurs. Il doit s’élever au-dessus des « intérêts partisans » et ne pas bénéficier d’une « quote-part ministérielle ».
2- La fonction d’« arbitre » nécessite l’octroi au président de la République des moyens dont il a besoin pour remplir sa mission, et cela à travers la rectification d’« articles de la Constitution » et l’amendement de « textes de droit positif » ou à travers la « pratique », c’est-à-dire à travers de nouveaux « usages consacrés ».
Ainsi Salim Jreissati prône-t-il des amendements aux textes constitutionnels qui octroieraient au président de la République les moyens d’imposer son point de vue en tant qu’arbitre. Si cela est impossible au niveau des textes, qu’à cela ne tienne, il pourrait le faire par le biais de la pratique ou d’usages consacrés !
M. Jreissati a d’ailleurs récemment développé sa théorie en faveur de tels usages dans un article dans le quotidien an-Nahar intitulé « Les délais raisonnables » pour la formation du gouvernement, en date du 1er septembre 2018.
La traduction pratique de tout cela, c’est qu’afin de préserver l’intérêt national supérieur, il est permis au président-arbitre qui a prêté serment sur la Constitution d’agir en dehors de ses prérogatives énoncées dans la loi fondamentale et de mettre en pratique des usages qu’il consacrera sous la couverture de bombes fumigènes destinées à brouiller les pistes, comme le font si vaillamment l’étude du ministre Jreissati et les articles de certains journalistes acquis au mandat.
Une introduction d’un journal télévisé récent de la chaîne OTV a appuyé l’assaut de M. Jreissati en faveur du « recouvrement » des prérogatives, évoquant des « garanties » que le président de la République chrétien aurait supposément obtenues en 1943 à travers le pacte national. Et d’ajouter que l’accord (de Taëf) « a annulé le pacte, arraché (au président) ses garanties et annihilé ses prérogatives ».
À la lumière de toute cette propagande, est-il encore besoin de s’interroger sur l’identité de ceux qui entravent la formation du gouvernement ?
Les néoputschistes se sont démasqués et ont ouvert la bataille des « prérogatives volées au président chrétien ». Ils prônent leur recouvrement par différents moyens, de la théorisation aux gesticulations constitutionnelles et à la falsification de l’histoire du Liban et du pacte de 1943, en passant par le discours populiste et provocateur, la surenchère dans le dossier des déplacés, un « levantisme » articulé autour de l’alliance des minorités, un essaimage de fonctionnaires partisans dans tous les recoins de l’administration libanaise… pour arriver à l’imposition du gendre du chef de l’État à la présidence de la République. Un gendre « consensuel », « fort » et « unique », un président tout-puissant et chef suprême disposant de toutes les prérogatives, même celles qui débordent d’une façon flagrante du cadre de la Constitution.
Un président à l’image des « omda », les maires omnipotents des films égyptiens, ou des shérifs-justiciers des vieux westerns américains.
Ces néoputschistes battent le tambour de la guerre. N’y a-t-il pas des esprits lucides, sages et responsables pour endiguer les excès et les extravagances de tous ces va-t-en-guerre ?
Juriste
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commentaires (7)
Même s'il s'agit d'une voix dans un désert de médiocrité, de démagogie et de corruption exponentielle cent, c'est bon de lire des textes de cet acabit, parce qu'il permet à tous ceux qui croient dans le Liban des Fouad Chéhab, Hassan Rifai,Farid Dahdah, Fouad Boutros et bien d'autres, de continuer de rêver à une République citoyenne juste, honnête, et crédible. Merci mon ami Hassane !
Salim Dahdah
12 h 50, le 18 septembre 2018