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Liban - BÉKAA III / REPORTAGE

À Baalbeck-Hermel, « voter avec le sang »

À Deir el-Ahmar, le nombre de votants n’a jamais été aussi élevé ; à Ersal, le Hezbollah appuie tacitement deux des trois candidats sunnites.

Une électrice à mobilité réduite transportée par les délégués du Hezbollah dans un bureau à Baalbeck.

S’acheminer de Baalbeck à Hermel pendant la tenue d’un scrutin, c’est s’imprégner du jaune emblématique du Hezbollah, qui y a son fief : ses drapeaux tapissent les échoppes, recouvrent des poteaux, les pare-brises des voitures, sont portés en foulard ou brandis, gigantesques… parfois jusqu’à l’urne, comme pour Maryam Kataya, à Laboué, pour exprimer par tous les moyens sa volonté de « voter pour le sayyed (Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah) non seulement par (ma) voix mais par (mon) âme et (mon) sang ».

 « Vote avec le sang » est le slogan du Hezbollah pour ces législatives, et ses déclinaisons : « Pour celui qui a voté avec son sang sa voix (dans les urnes) va de soi », « Notre sayyed, notre âme est à vous », sinon une formule qui donne le pouvoir à l’électeur : « Nous ne vous avons pas épargné notre sang, ne nous épargnez pas votre voix. »

Les électeurs interrogés reprennent tous l’essence de ces slogans, et leur visage en paraît apaisé. « C’est vrai qu’il y avait un certain mécontentement au début de la campagne… mais tout s’est calmé. Ça doit être l’effet du sayyed », déclare une quinquagénaire, burka et foulard jaune, devant un bureau de vote. Son visage poupon contraste avec la face placide, prudente, d’une partisane du Hezbollah assise près d’elle. Le dernier discours électoral de Hassan Nasrallah a été prononcé à Baalbeck-Hermel, diabolisant la principale liste rivale, chapeautée par l’ancien député chiite Yehya Chamas. Avant cela, il avait assimilé la grogne socio-économique des électeurs, en intégrant le dossier politique interne dans « la mission de la résistance ». Ses discours sont diffusés par des amplificateurs, posés sur des camionnettes itinérantes, souvent en convoi. Diffusé entre deux chants partisans, le message est clair : « Toi résistant, résiste par ta voix » et n’oublie pas que tu es résistant.


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Rivalité Jamil Sayyed-Amal
Dans la ville de Hermel, la longue attente sous le soleil ne décourage pas les électeurs. Casquette jaune, sourire un brin forcé, Ali Ahmad Hamadé passe les bras autour du cou de son fils en affirmant qu’il n’y a « pas de véritable opposition », en référence aux listes qui rivalisent avec le parti fort. « Sans les armes, personne de nous ne serait là. Notre vote n’est rien par rapport à notre combat pour notre terre. »

Plus avancé dans la file d’attente, Jawad Safwan, un jeune homme vêtu de noir, a le visage fermé et l’abord difficile. Il révèle qu’il donnera son vote à Jamil Sayyed, comme d’ailleurs d’autres électeurs qui confirment qu’à Hermel, « le vote préférentiel est à Sayyed ». Le Hezbollah a donné ses directives de vote par région ou bureau de vote, ses électeurs devant s’y conformer intégralement. « J’aurais voulu élire Ihab Hamadé, que j’ai connu sur les bancs de l’université, mais je vais élire Jamil Sayyed », souligne un électeur venu de Londres à cette fin. Tous défendent ce « choix » en chœur : « Jamil Sayyed a été victime d’injustice » est un argument commun, auquel Jawad ajoute : « Je souhaite qu’il soit élu pour qu’il discipline tous les voyous au Parlement. » Le Hezbollah n’a-t-il pas réussi à le faire ? Il ne répond pas et hoche la tête. Le Hezbollah n’a-t-il pas fait assez ? Il y répond par un hochement de tête en signe de réprobation pour cette question. La file d’attente stagne et les partisans du Hezbollah laissent entendre – comme l’a fait le ministre Hussein Hajj Hassan dans une déclaration – que le chef du bureau de vote retarde délibérément la procédure. D’autres bureaux de vote – y compris ceux dont les électeurs sont favorables au Hezbollah – ont pâti de la lenteur du scrutin, mais le bureau du Hermel a eu le privilège d’une intervention rapide du mohafez de Baalbeck, qui s’y est rendu en convoi pour signifier au chef du bureau de vote de presser le pas.

Certains notables locaux se sont trouvé une place à l’ombre en attendant. Derrière eux, deux banderoles juxtaposées du Hezbollah et d’Amal. Une table, entièrement recouverte du vert de ce parti, est réservée aux délégués de Ghazi Zeaïter, seul candidat d’Amal sur la liste du tandem chiite. « C’est bien pour Amal, et nul autre, que nous travaillons », précise une déléguée. Le réservoir de voix d’Amal doit intégralement aller pour M. Zeaïter.
La candidature de Jamil Sayyed, auquel le Hezbollah prête main-forte, a consolidé la rivalité entre ce favori de Damas et le président de la Chambre, Nabih Berry. Dans une artère de la ville de Baalbeck, un portrait de Jamil Sayyed est déchiré en lambeaux.

À Hermel, un homme sorti de nulle part se lance dans une diatribe contre Amal et provoque un accrochage verbal avec un jeune du village, mais vite contenu par le mokhtar Haytham Kanso, qui  bombe ensuite le torse pour faire une déclaration à L’Orient-Le Jour : « Notez chez vous, nous sommes ici solennellement engagés en faveur du Hezbollah. »

Une déclaration qui semble aussi viser les rumeurs sur de possibles votes-surprises en faveur de Yehya Chamas, candidat à l’un des sièges chiites, présidant la principale liste rivalisant avec le Hezbollah et Amal. Il est originaire du Hermel. Plus d’un membre de la tribu Chamas, croisés dans le caza du Hermel, ont confié en substance que la tribu ne lâchera pas son candidat. L’un d’eux est un délégué de M. Chamas, un autre, plus discret, est même chargé de gérer un travail de logistique en faveur d’électeurs du Hezbollah. Une rumeur courait devant un bureau de vote de Laboué, selon laquelle des électeurs de Chamas créeraient la surprise avant la fermeture des urnes.

Mais à l’intérieur de l’une des chambres de vote, les conditions ne sont pas optimales pour les deux délégués de ce candidat, assis au fond de la salle. L’isoloir est disposé en biais, de sorte que le chef du bureau de vote puisse avoir une vue plongeante sur le bulletin rempli par l’électeur. Lorsqu’on l’interroge sur sa position « avantageuse », son regard se crispe, ainsi que celui des délégués du Hezbollah et d’Amal. « Pensez-vous que j’ai le temps de regarder les votes ? » lance-t-il sèchement. L’un des délégués de Yehya Chamas dénonce discrètement à L’OLJ l’abus de l’exception accordée aux électeurs de se faire accompagner dans l’isoloir en cas de nécessité. « Le même “accompagnateur” a dû pointer au moins trente fois dans la salle, avec la complicité du chef du bureau, qui d’ailleurs prend parfois la liberté de remplir lui-même le bulletin de vote », dit-il, alors que sa collègue de l’équipe de Chamas tente de l’en dissuader.


(Lire aussi : Les lenteurs du vote ont-elles fait ombrage à la liberté des législatives ?)



Deir el-Ahmar
C’est un peu l’image inversée qui est observée dans les bureaux de vote à Deir el-Ahmar. Dans ce village en hauteur, suspendu entre la vallée de la Békaa-Nord et Bécharré, c’est « le combat historique des chrétiens pour leur terre, pour leur liberté » qui s’exprime « pour la première fois » dans les urnes. « Nous sommes fiers de voter pour un député élu par nous, plutôt que pour un député qui nous soit imposé », lance Maurice Habka, délégué FL, ému. « Jamais on n’a vu une foule plus grande, même à la célébration annuelle de la fête de Notre-Dame de Béchouate. Puisse-t-elle nous soutenir », renchérit Marine Lteif, les yeux d’une clarté larmoyante. À l’intérieur d’un bureau de vote, la couleur prédominante est le rouge des FL. Deux délégués du Hezbollah – dont le candidat est le député sortant Émile Rahmé – ne portent aucun signe partisan. Ces deux très jeunes adultes originaires de la ville de Baalbeck disent avoir été choisis pour ne provoquer personne.


Témoignages : Paroles d'électeurs libanais : "Nous sommes heureux de pouvoir exercer enfin notre droit de vote"



Ersal
La discrétion du Hezbollah se ressent aussi, mais différemment, sur le terrain sunnite, précisément à Ersal. Le courant du Futur y a choisi l’un de ses deux candidats sunnites, Bakr Hojeiry. Mais devant les bureaux de vote, les drapeaux et autres manifestations partisanes sont presque inexistants et ses délégués ne sont presque pas repérables. Deux autres candidats rivalisent avec lui : Mohammad Fliti sur la liste Baas-CPL et Samih Ezzeddine sur la liste d’indépendants incluant notamment Ali Hamadé et Abbas Yaghi. Les habitants font le silence sur l’appui politique dont bénéficient ces deux candidats, rivaux de Bakr Hojeiry. On apprend de sources concordantes que cet appui est celui du Hezbollah.

Autre « frustration » pour les habitants dont la majorité répond du courant du Futur : le choix d’un candidat « qui ménage un peu trop » le parti chiite. Dans l’une des navettes qui transportent des électeurs, une septuagénaire, de la famille Fliti, rompt le silence ambiant devant un bureau de vote : « Nous, habitants de Ersal, avons été les premiers à descendre à la place des Martyrs le 14 février. C’est cet acte de présence que nous rééditons aujourd’hui. »

Dans le village mixte de Aïn, près de Laboué, les sunnites sont « interdits d’exprimer une opposition », dit un habitant. L’un d’eux a choisi de voter pour Yehya Chamas, dont il a accroché une affiche sur le portail de son immeuble. « On me l’a retirée et remplacée par la photo d’un
martyr… »


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S’acheminer de Baalbeck à Hermel pendant la tenue d’un scrutin, c’est s’imprégner du jaune emblématique du Hezbollah, qui y a son fief : ses drapeaux tapissent les échoppes, recouvrent des poteaux, les pare-brises des voitures, sont portés en foulard ou brandis, gigantesques… parfois jusqu’à l’urne, comme pour Maryam Kataya, à Laboué, pour exprimer par tous les moyens...

commentaires (2)

Dans mon Kesrouan natal, l'hégémonie du CPL avec 5 députés maronites, n'a plus que 2. Dans le caza de Jbeil voisin, le CPL n'a plus qu'un seul député sur deux maronites. Adieu à l'hégémonie de qui vous savez.

Un Libanais

13 h 35, le 07 mai 2018

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Commentaires (2)

  • Dans mon Kesrouan natal, l'hégémonie du CPL avec 5 députés maronites, n'a plus que 2. Dans le caza de Jbeil voisin, le CPL n'a plus qu'un seul député sur deux maronites. Adieu à l'hégémonie de qui vous savez.

    Un Libanais

    13 h 35, le 07 mai 2018

  • Les élections c'est quoi, 0.5% de la démocratie? Zéro pointé sur les 99.5% restants dans un pays qui ne sait élire que des protecteurs, au sens mafieux du terme.

    M.E

    08 h 14, le 07 mai 2018

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