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Liban - Analyse

Législatives libanaises 2018 : Les leçons à retenir du scrutin

Une lecture préliminaire des premiers résultats et estimations.

Joseph Eid/AFP

Presque une décennie. C’est le temps qu’il aura fallu attendre pour qu’une nouvelle carte électorale se dessine dans le pays, au terme de l’essoufflement de la bipolarité issue du printemps de Beyrouth en 2005, et consacrée lors des législatives 2009 au terme d’une montée aux extrêmes épique, doublée d’un taux de participation élevé, entre le 14 Mars et le 8 Mars. Le temps électoral s’est donc figé durant près de dix ans, ponctués de crises sociales et politiques locales et régionales – avec une crise des déchets dont les répercussions au niveau de la santé restent encore du domaine de l’invisible – et d’un pourrissement institutionnel sans précédent, qui a connu son paroxysme avec l’immobilisme du cabinet Salam et le boycott de l’élection présidentielle.

Dix ans plus tard, un bloc s’est effondré, le 14 Mars. Pour une multitude de considérations qui vont du macropolitique international au micropolitique clanique, les liens de solidarité au sein de ce camp n’ont pas tenu, face aux coups de boutoir du Hezbollah et de ses alliés stratégiques. La nature ayant cependant horreur du vide, de nouvelles alliances transversales se sont tissées avec des pôles du 8 Mars, d’abord avec l’accord de Meerab puis le compromis présidentiel.

Dans ce temps entre les temps, 800 000 jeunes inscrits n’ont jamais exercé leur droit de vote, sacrifiés pour le compte d’une prorogation et deux rallonges du mandat du Parlement de 2009.
La nouvelle carte électorale qui s’est dessinée hier vient clore de manière définitive toute une période politique qui s’étendait entre 2005 et 2009. Mais qui en ressort gagnant ? Les résultats, encore non définitifs, paraissent contrastés, mais semblent favoriser les grandes formations très disciplinées. Paradoxalement, la loi électorale basée sur la proportionnelle a accentué grosso modo l’emprise des partis influents sur la représentation parlementaire, mais ce n’est pas tant la proportionnelle qu’il faut blâmer que l’adjonction tératologique à cette dernière du vote préférentiel par caza.


(Lire aussi : Les lenteurs du vote ont-elles fait ombrage à la liberté des législatives ?)



Qui a gagné ?
En termes de gains politiques, deux partis semblent ressortir à première vue – il convient de rester prudent en attendant les résultats définitifs – grands vainqueurs de ce scrutin. D’abord, le Hezbollah, dont le bastion chiite reste presque intégralement intact grâce à son alliance avec le mouvement Amal, et qui parvient également à faire élire un certain nombre de personnalités proches du régime Assad, parmi lesquelles des icônes de l’ancien régime sécuritaire libano-syrien. Mais cette victoire du Hezbollah est l’équivalent d’une sorte de défaut de fabrique du système politique actuel. Du fait de l’arsenal et de l’appui stratégique de l’Iran dont il dispose, il paraissait quelque peu saugrenu de pouvoir ébranler ne serait-ce qu’un peu le colosse. C’est avec une pointe d’onirisme qu’il fallait songer à la possibilité d’une concurrence loyale dans les fiefs chiites, surtout au Liban-Sud. L’expérience amère vécue par le journaliste-candidat Ali el-Amine, fils de l’autorité de référence chiite l’imam Mohammad Hassan el-Amine, tabassé par une trentaine de partisans de la milice dans son village de Chakra à Bint Jbeil, était pour le moins révélatrice à cet égard. Or la machine hezbollahie semble avoir connu au moins trois couacs hier : d’abord, elle a dû pour la première fois concéder l’existence de candidats courageux au Liban-Sud qui, malgré la terreur, osent s’opposer à son diktat. En dépit des pressions, Ali el-Amine et les siens auraient récolté quelque 2 500 voix dans la circonscription de Nabatiyé-Bint Jbeil-Marjeyoun-Hasbaya. Ensuite, elle aurait, selon les premières estimations, essuyé des percées à Baalbeck-Hermel, son bastion dans la Békaa. Enfin, elle aurait échoué à atteindre son objectif d’assurer un siège au moins à sa liste dans la circonscription symbolique de Kesrouan-Jbeil, un fief à grande majorité chrétienne. Dans l’esprit hezbollahi, une telle victoire était de nature à montrer que les armes du Hezbollah sont devenues légitimes et acceptées dans un milieu qui, il y a dix ans, se serait montré franchement hostile.


Cela ne signifie pas pour autant que le Hezbollah a faibli et que son étau sur le pays s’est desserré. Treize ans d’accord de Mar Mikhaël ont fait leur œuvre, et le compromis présidentiel qui a porté Michel Aoun à la présidence de la République n’a fait que resserrer l’emprise du Hezbollah sur les institutions. Mais quelques garde-fous subsistent encore et le scrutin de 2018 met en exergue la nécessité de reformer une plateforme plurielle démocratique, mais sur des bases moins psychorigides et claniques que le 14 Mars, pour marquer le refus d’une grande partie des Libanais de l’hégémonie du projet iranien.

L’autre formation qui ressort grande gagnante du scrutin de 2018 en termes de gains politiques est les Forces libanaises (FL). Selon les premiers résultats encore non définitifs, Samir Geagea doublerait presque son nombre de sièges parlementaires, avec des percées significatives dans des fiefs aounistes comme Baabda (Pierre Bou Assi aurait obtenu le plus grand nombre de voix), au Metn (la percée d’Eddy Abillamaa, une première FL dans ce caza) ou Kesrouan-Jbeil (Ziad Hawat serait lui aussi en tête dans cette circonscription), mais aussi à Baalbeck-Hermel, où il aurait réussi enfin à briser le blocus imposé par le Hezbollah à Deir el-Ahmar sur le plan de la représentation chrétienne. Le scrutin de 2018 permet surtout aux FL de s’imposer comme les membres du duopole chrétien avec leurs frères ennemis du Courant patriotique libre (CPL), le duopole de l’accord de Meerab, quasi mimétique à celui du tandem Amal-Hezbollah. Pour ce faire, les FL ont dû mener une guerre farouche afin d’éliminer toutes les forces locales 14-marsistes qui refusaient cette logique d’absorption : Boutros Harb à Batroun ou Farès Souhaid à Jbeil ont fait les frais de cette résistance à la phagocytose. Michel Moawad, lui, s’en tire à Zghorta, mais aux frais d’un pacte avec le CPL. À Beyrouth I, les FL auraient par ailleurs réussi une belle performance avec la victoire présumée de Imad Wakim (grec-orthodoxe) et d’un allié à eux, Jean Talouzian (arménien-catholique).


Témoignages : Paroles d'électeurs libanais : "Nous sommes heureux de pouvoir exercer enfin notre droit de vote"


CPL, courant du Futur et PSP
Au milieu de cet échiquier de vainqueurs et de vaincus, trois formations maintiennent une présence importante et incontournable au sein du futur Parlement. Le CPL, naturellement, qui a tout jeté dans la bataille hier, puisqu’il en a fait celle de l’allégeance et de la fidélité au « mandat », Michel Aoun sortant lui-même de la réserve présidentielle qu’il se devait pourtant de garder pour aider ses troupes. Ce que le courant aouniste a perdu dans certaines régions comme Baabda, à Kesrouan-Jbeil ou à Jezzine, il a sans doute pu le compenser ailleurs, avec une double victoire personnelle : l’élection des deux gendres, Gebran Bassil à Batroun, après deux revers successifs en 2005 et en 2009, et Chamel Roukoz, pour sa première tentative au Kesrouan. Le CPL fait néanmoins deux progressions importantes et notables dans la capitale, puisque son vice-président Nicolas Sehnaoui (grec-catholique) était donné vainqueur à Beyrouth I aux dernières estimations hier, et son candidat à Beyrouth II Edgar Traboulsi (protestant) aussi. Une première pour le courant aouniste.

Si la loi électorale a plus ou moins créé deux pôles chrétiens, elle a quelque peu érodé le pôle sunnite qui régnait de manière quasi incontestable sur la communauté depuis 2009. Dans deux places fortes sunnites au moins, Beyrouth II et Tripoli, le courant du Futur aurait concédé des sièges face aux Ahbache et au Hezbollah dans la capitale, ainsi qu’à Nagib Mikati et Fayçal Karamé dans le Nord – sans compter le retour d’Oussama Saad à Saïda et de Abdel Rahim Mrad à Rachaya et dans la Békaa-Ouest. L’opposition sunnite 14-marsiste à la droite de Saad Hariri, elle, n’a pas semblé faire beaucoup de bruit : Achraf Rifi, qui présentait des listes dans trois circonscriptions, peinait hier soir à se faire élire, selon les premières estimations.
Sur le plan druze, le chef du Parti socialiste progressiste Walid Joumblatt et ses alliés auraient remporté 10 des 13 sièges en jeu dans la circonscription-clé du Chouf-Aley – sans compter l’élection quasi assurée de Waël Bou Faour à Rachaya, Hadi Aboul Hosn à Baabda ou encore de Fayçal Sayegh à Beyrouth II, ce qui devrait permettre au bloc Joumblatt de continuer à peser de manière consistante sur la vie politique.
Aux côtés de ces grands blocs, les Marada devraient remporter trois sièges dans la circonscription « présidentielle » du Liban-Nord où les trois futurs candidats à la magistrature suprême seraient ressortis à égalité. Avec les candidats proches du régime Assad, ils devraient être en mesure de former un bloc transcommunautaire et guetter patiemment la prochaine échéance présidentielle.
Il reste à savoir comment se dessineront les nouveaux axes politiques au sein de la nouvelle Chambre, et sur quelles bases.


Diaporama : Législatives libanaises : la journée de vote, en images


Survivance des indépendants et société civile
Le parti Kataëb, seule survivance de l’opposition préscrutin 2018, se serait largement assuré la victoire et la réélection de son chef, Samy Gemayel, au Metn, et probablement aussi celle de Nadim Gemayel à Beyrouth I, selon des estimations. Un autre siège était en ballottage au Metn, et peut-être aussi un quatrième au Kesrouan.
C’est également sous le signe de la survivance qu’il faut reconnaître à l’ancien vice-président du Conseil Michel el-Murr une certaine résilience face aux tentatives aounistes de provoquer sa chute dans son fief du Metn. À l’automne de sa carrière politique, M. Murr aurait réussi à se faire élire envers et contre tout, selon les estimations d’hier à vérifier.

Aux antipodes de l’automne, c’est d’un début de printemps qu’il convient enfin d’analyser la surprise constituée hier par la double percée, selon les premières estimations, du tandem Joumana Haddad-Paula Yacoubian, sur les listes de Koullouna Watani, à Beyrouth I. Si la société civile n’a pas toujours réussi à convaincre, en ne présentant pas toujours des visages nécessairement convaincants et souvent un discours à différentes vitesses de croisière sur certains dossiers stratégiques, cette réalisation tient quand même de la gageure. Elle pourrait annoncer, pour la société civile, en dépit de toutes les difficultés passées et à venir et d’un verrouillage quasi intégral et à plusieurs niveaux du système politique libanais, les germes d’un printemps à venir.

C’est sans doute par cette impression nauséabonde de verrouillage total du système, mêlé à une loi électorale hybride qui a multiplié les instincts sectaires, penchants matérialistes et autres turpitudes, et qui a désubstantialisé complètement le discours politique de ces élections 2018, qu’il faut expliquer le taux de participation de 49,20 % hier, en retrait par rapport à celui de 2009 (54, 08 %). En dépit des efforts multiformes des partis et face aux promesses retentissantes, les électeurs sont restés dubitatifs, voire franchement méfiants quant à la possibilité d’un changement quelconque, concernant la possibilité d’effectuer la moindre brèche dans la muraille actuelle de l’establishment politique. C’est probablement là le signe le plus grave, le plus endémique de l’absence de pratiques et de débats démocratiques dans le pays. Les nombreuses infractions hier à la loi électorale (surtout les achats de voix), l’inutilité de la Commission de supervision des élections, la partialité du pouvoir et de ses seize ministres candidats – notamment du chef de la diplomatie et du ministre de l’Intérieur – durant ce processus électoral, le retour à un ultrasectarisme insupportable et morbide, mais aussi et surtout les éclats de violence qui se sont manifestés dans certaines régions prouvent que le meilleur moyen de tuer un pays à petit feu, c’est de le priver de voix, et de vote. Espérons que, cette fois, cette leçon au moins, la plus grande, a enfin été tirée.


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Presque une décennie. C’est le temps qu’il aura fallu attendre pour qu’une nouvelle carte électorale se dessine dans le pays, au terme de l’essoufflement de la bipolarité issue du printemps de Beyrouth en 2005, et consacrée lors des législatives 2009 au terme d’une montée aux extrêmes épique, doublée d’un taux de participation élevé, entre le 14 Mars et le 8 Mars. Le temps...

commentaires (5)

Il faut craindre maintenant que la victoire de l'alliance CPL-Hizbullah-Amal n'entrainera pas le Liban dans des aventures militaires contre Israël qui lui couteront très cher comme ce fut le cas en 2006.

Tony BASSILA

00 h 44, le 08 mai 2018

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Commentaires (5)

  • Il faut craindre maintenant que la victoire de l'alliance CPL-Hizbullah-Amal n'entrainera pas le Liban dans des aventures militaires contre Israël qui lui couteront très cher comme ce fut le cas en 2006.

    Tony BASSILA

    00 h 44, le 08 mai 2018

  • " Pour ce qui est de l'avenir, il ne s'agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible. " Antoine de Saint-Exupéry

    FAKHOURI

    14 h 53, le 07 mai 2018

  • La seule et grosse leçon à retenir c'est que tous les partis libanais ont présenté des faits de Népotisme aiguë, fils de ...neveux de... femme de ... beau frère de ....GENDRE DE .....ETC...sauf 2 partis qui , par pure coïncidence sont des partis chiites , cad la communauté qu'on présente encore comme la plus rétrograde. A MÉDITER DE TOUTE URGENCE POUR POUVOIR COMPRENDRE SON RETARD .

    FRIK-A-FRAK

    12 h 03, le 07 mai 2018

  • NE PAS VENDRE SON PAYS A L,IRAN !

    MON CLAIR MOT A GEAGEA CENSURE

    11 h 59, le 07 mai 2018

  • Et moi qui pensais qu un président de la république se devait d être le président de « tous »les Libanais

    C…

    06 h 50, le 07 mai 2018

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