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Liban - Liban-Nord II / Reportage

À Tripoli, un vent de changement pas près de se traduire dans les urnes

Dans la capitale du Nord, la confiance dans l’establishment est ébranlée, mais les allégeances ne changent pas pour autant.

L’ancien Premier ministre Nagib Mikati remplissant son devoir électoral, hier, à Tripoli. Omar Ibrahim/Reuters

Par-delà les divisions profondes engendrées par une lutte acharnée entre huit différentes listes en compétition dans la circonscription de Tripoli-Minié-Denniyé, un seul et même leitmotiv unificateur : halte à la charité, halte à la mendicité. Si la fidélité que continuent de vouer les uns et les autres à leurs leaders respectifs est toujours au rendez-vous, elle n’est plus aujourd’hui aussi aveugle qu’au cours de la dernière décennie, si l’on en croit les témoignages recueillis. Par-delà les allégeances, une forte prise de conscience de la faillite des responsables à tirer Tripoli notamment de sa misère et de son sous-développement et la rengaine du besoin impérieux de développement et de restituer aux citoyens leurs droits les plus élémentaires, dont l’accès à l’emploi.

Un éveil qui pourtant n’est pas encore parvenu à se traduire dans les urnes par un vote-sanction en faveur du changement. Le vote conservateur semble avoir largement primé, principalement en faveur des deux listes dites fortes parrainées respectivement par le courant du Futur et le courant de l’ancien chef de gouvernement Nagib Mikati, mais aussi, et dans une moindre mesure, en faveur de la liste de l’ancien ministre de la Justice, Achraf Rifi, et celle de Fayçal Karamé. Les quatre autres listes – celle formée par l’ancien député Misbah el-Ahdab, les deux listes dites indépendantes dont une proche du camp du 8 Mars (la liste de « La Décision du peuple ») et la huitième liste formée par la coalition nationale de Koullouna Watani avec des candidats issus de la société civile ont, selon les pronostics, peu de chances de pouvoir concurrencer les géants de la rue sunnite, même si les candidats de ces listes pouvaient espérer grappiller des voix ici et là.


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Coup de théâtre
Selon les estimations faites par les machines électorales en présence, la part du lion devrait aller en principe aux deux listes parrainées par Nagib Mikati et Saad Hariri, avec en moyenne 4 candidats pour chacune, le reste devant être partagé par les listes de MM. Rifi et Karamé. Des estimations qui peuvent toutefois fluctuer, d’autant que le coup de théâtre de dernière minute orchestré par Jihad Ali Youssef, le candidat sunnite de Denniyé sur la liste de M. Mikati, peut partiellement affecter les résultats escomptés. Ce dernier a « déchanté » et s’est retiré de la course samedi tard en soirée, avant d’annoncer que les voix qu’il peut influencer doivent être accordées à la liste soutenue par Saad Hariri.
Selon une source proche du courant du Futur, Jihad Ali Youssef aurait décidé de renverser la table après que M. Mikati a renoncé à des promesses qui lui ont été faites et qui n’ont pas été tenues, dont le fait que l’ancien chef de gouvernement n’a pas soutenu sa machine électorale. Une information démentie par les milieux de M. Mikati qui attestent que l’ancien chef de gouvernement a été « choqué » par ce revirement de situation, mais qu’il « n’en sera pas affecté » pour autant en termes de résultats. Des sources informées ont évoqué un « marchandage fructueux » que le candidat frondeur aurait eu en dernière minute avec le courant du Futur. Confiant, M. Mikati est apparu hier soir à la LBCI pour souligner que ce n’est pas lui « qui a commencé la guerre politique », faisant remarquer au passage que le taux de participation n’était pas comme il s’y attendait.
 Le faible taux de participation qui a plafonné en cours de journée autour des 23 % (à midi ) a grimpé comme par magie entre 16h et 19h pour atteindre les 58,31 %, selon le ministère de l’Intérieur, 52 % selon la machine électorale de M. Mikati. Un phénomène attendu dans une ville comme Tripoli, où l’achat des voix, une pratique usuelle, se négocie au prix fort en fin de journée.


(Lire aussi : Les lenteurs du vote ont-elles fait ombrage à la liberté des législatives ?)



Trois votes différents dans une même fratrie
Si les accusations mutuelles de versement d’argent politique ont fusé de toutes parts, chaque camp accusant l’autre de recourir à ce procédé, les témoignages de services rendus à grande échelle par les détenteurs de gros capitaux étaient abondants.

Dans les quartiers pauvres de Bab el-Tebbané, on affirme vouloir voter « pour celui qui nous a soutenus dans les temps difficiles », ou en faveur de « celui qui nous promet aides et appui à l’avenir ». À tour de rôle, on parle d’Achraf Rifi comme le parrain qui vole au secours de la veuve et de l’orphelin, de Saad Hariri qui, « même s’il a été absent de la scène tripolitaine », a récemment promis des opportunités de travail, de Fayçal Karamé qui a réglé une lourde facture d’hôpital, mais aussi de M. Mikati, qui « n’a cessé de soutenir les plus défavorisés ». « À la différence près que M. Mikati n’a pas cessé de fournir ces services depuis 9 ans », tient à relever l’un de ses fidèles.
 
« Ils ont habitué les gens à l’assistanat et à l’achat des voix », commente pour L’OLJ le candidat alaouite sur la liste de M. Rifi, Badr Eid, un cousin au second degré de Rifaat Ali Eid, exfiltré en Syrie après avoir été pointé du doigt dans l’explosion des deux mosquées à Tripoli en août 2013.
Fraîchement débarqué des États-Unis, cet homme d’affaires visiblement influent, venu voter en baskets, veut changer les mentalités et surtout enclencher la dynamique du développement, principalement dans les deux quartiers de Jabal Mohsen et Bab el-Tebbané, épuisés par des guerres intercommunautaires qui ont traîné des années. « Nous ne voulons plus du carton de provisions alimentaires que l’on nous fournit aux occasions, mais un travail pour que nous puissions gagner notre pain à la sueur de notre front », commente Ali, 33 ans, un alaouite de Jabal Mohsen.

L’aspiration à un changement en profondeur et à la restitution au Tripolitain de sa dignité est aussi celle de cette jeune déléguée auprès du courant du Futur, Samia, 38 ans, qui confie, en plein bureau de vote à Jabal Mohsen, sa préférence pour les candidats de Koullouna Watani pour lesquels elle a voté. Tout en exprimant ouvertement son penchant pour le profil des candidats de Koullouna Watani, « plus convaincants mais pas encore assez solides pour nous aider », Zakariya, 28 ans, révèle toutefois son intention de voter en faveur de la liste parrainée par le courant du Futur. Un autre de ses frères votera, lui, pour la liste Mikati, alors que sa sœur, qui travaille pour Koullouna Watani, soutiendra leur liste. Un échantillon qui en dit long sur la palette de choix à laquelle est confrontée une même famille.

À Bab el-Tebbané, le amid, comme on l’appelle ici, un vétéran des affrontements entre quartiers sunnites et alaouites, dit ne plus se faire des illusions sur la volonté des responsables politiques de la ville. S’il affiche ouvertement son penchant pour Achraf Rifi, il s’engage toutefois à « le laisser tomber si ce dernier ne remplit pas ses promesses à l’avenir ».


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