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Lifestyle - Photo-roman

« A 2M1 ! Wé Tu ? Jtm... »

À une époque où les smartphones semblent greffés à notre main, je me rappelle de l’entrée de ce petit appareil dans ma vie, quand il était encore à son stade primaire...

Photo Élias Haddad

Le soir du 31 décembre, à minuit pile, les deux téléphones portables de R. se mettent à sonner simultanément au fond de son sac à main. Elle se retranche aussitôt sur un balcon, à l’écart de la fête animée, afin de gérer ces deux appels concomitants. Elle en a l’habitude. Sur le premier smartphone, c’est la photo de son fils, 10 ans, qui clignote sans trêve. Il tente de la joindre par Facetime. Le second appareil affiche trois appels en absence de sa fille, 7 ans, un flux de messages et d’images qu’elle lui a laissés sur WhatsApp et même une vidéo d’elle envoyée via Instagram. De retour à l’intérieur, R. s’en amuse presque : « Ces petits sont redoutables. C’est fou, c’est comme si la technologie avait été gravée dans leur ADN. » À quoi je rétorque sans penser : « Tu sais, de mon temps, ce n’était pas pareil », en réalisant alors que l’expression de mon temps s’était insidieusement glissée dans mon vocabulaire vieux de mes pas même trente années.

Petit frigo
J’ai hérité d’un premier portable à l’âge de 14 ans. J’insiste sur hérité, car ma mère avait pris le soin de choisir l’appareil adapté, c’est-à-dire le plus répulsif : une sorte de frigidaire miniature, datant de 95 ou 96, dont l’antenne alourdie par le poids du temps, la grille des touches, dévorée, et la sonnerie, sirène de police et sirène d’ambulance qui se confondent, ne provoqueraient rien sinon la ferme envie de l’enterrer au creux de ma poche. De toute manière, c’est à peine si je parvenais à distinguer sur l’écran irisé de couleurs improbables quelques signes illisibles. À son dos bossu avait été apposé un post-it jaune fluo comprenant les noms de tous les membres de la famille et leurs numéros de téléphone.
L’objet en question n’avait que deux fonctions : joindre ma mère et recevoir ses appels à répétition, tendrement envahissants, inquiets – entre autres –
par les voitures piégées qui fleurissaient dans Beyrouth à cette période. Un an plus tard, brevet en poche, je recevais mon premier vrai cellulaire, cadeau de mon parrain Fadi. En ouvrant la boîte au centre de laquelle trônait mon bijou de plastique fabriqué par les Chinois, j’ai eu la surprise de constater qu’il était bien plus compact que sur la photo. Il fallait d’abord que j’en charge les piles pendant toute une nuit – oui, c’était comme ça de mon temps. J’entends encore les trois notes que j’ai cru carillonnées par le futur quand elles s’échappaient au creux de la pénombre de ma chambre, pour m’informer que l’accessoire était en vie. Et c’était comme écouter Les Nocturnes de Chopin, comparées aux rugissements de mon frigo-miniature-hérité.

Snake II
Tout à mon impatience, j’avais gardé, la nuit durant (et les mois suivants), le regard vissé sur cette petite graine numérique qui germait entre mes doigts. On aurait dit une toile de Georges de La Tour revue et corrigée par Damien Hirst. Une fois le manuel du portable décortiqué, j’ai dû lui faire parler une langue, lui choisir un hymne. Au cœur de ce minuscule écran numérique, j’avais du mal à y croire, il y avait une mémoire sans trous, capable d’assimiler des centaines de coordonnées et de messages, ainsi qu’un calendrier, un chronomètre, un thermomètre et même une série de jeux. Incalculables sont les heures que j’ai passées à me faire narguer par les reptiles de Snake II, ce jeu moins ingénu qu’il n’y paraît, que je n’ai jamais maîtrisé – tout s’explique – car il fallait éviter que le serpent ne se morde la queue. Surtout, pour la première fois, j’effleurais du pouce et des yeux l’instantané qui s’introduisait dans ma vie pour ne plus jamais en sortir. Je me rêvais botaniste de l’univers, à déjà imaginer de grands départs à l’âge de mes premières arrivées. Ainsi, mon regard reluisait à chaque fois que des zéros s’affichaient sur son portable, annonçant une communication du monde extérieur dont je me sentais soudainement si proche. Pareil quand des parasites se mettaient à bourdonner, ce qui laissait supposer qu’un appel ou un SMS clignoterait dans la minute.

Sans réponse
Mes oreilles restaient chaudes à force d’écumer des conversations inutiles qui grignotaient copieusement les unités que je grattais tous les vendredis avec une pièce de monnaie. Mes doigts ankylosés par des textos rédigés en chiffres et lettres, dans un dialecte que seuls nous, ados du vingtième siècle, savions décrypter. Zébré d’orange pétant sur les rebords, quadrillé de touches en chrome qu’un alien aurait dessinées, cet accessoire à peine plus large que la paume de ma main m’avait d’abord ébloui et amusé, parfois inquiété, et puis il m’était devenu un refuge. Ce doudou obsessionnel à code secret me servait de talisman. Pour chasser l’ennui, pour me soigner d’un chagrin, pour un Allô maman bobo, il me suffisait de le sortir et me souvenir, comme dans la chanson de Carol King, qu’au bout du fil, en une fraction de seconde, you’ve got a friend. Tant de choses se cachaient dans ce premier téléphone mobile, un reliquaire de secrets et de souvenirs pianotés, des Jtm déçus et sans réponse, des A 2m1 qui se font encore attendre, des kdo pour une boum qui se prépare, des A+ faussement désinvoltes, des Tu fé koi, des Wé tu qui veulent dire tu me manques quand on ne sait pas encore comment le formuler.
Un jour, ledit portable a fini dans la cuvette des toilettes où il m’accompagnait d’habitude, comme partout ailleurs. Mon portable actuel est noir, banal, commun. Il est smart et sa description indique qu’il résiste aux chutes, à l’eau et même aux je t’aime sans réponse.


 Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ sera une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image, shootée par un photographe, on imaginera un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...


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