Vue aérienne du pont de Crimée, aujourd’hui menacé par la guerre ukraino-russe. Photo Creative Commons
Le pont de Crimée, appelé aussi pont du détroit de Kertch, s’étend sur 19 kms de long. Inauguré en 2019, il est le pont le plus long d’Europe. « Techniquement, sa construction a été un véritable défi », selon Céline Bayou, cheffe du département Russie, Europe orientale, Asie centrale, Caucase à la DGRIS (Direction générale des relations internationales et de la stratégie), rattachée au ministre des Armées. En 2016, elle relatait dans Regard sur l’Est, revue en ligne française spécialisée dans l’espace postcommuniste, que « les conditions géologiques du détroit de Kertch ne se prêtent guère à ce genre de construction : l’activité sismique est peu propice, les conditions météorologiques sont très changeantes, une couche épaisse de vase tapisse le fond du détroit (ce qui a nécessité la pose de pilotis d’une hauteur équivalant à celle d’immeubles de 26 étages). La plupart des piles du pont doivent être installées avant l’hiver, c’est-à-dire avant que l’eau ne soit trop froide, voire gelée, et les journées trop courtes. De novembre à mars, les tempêtes de vent sont fréquentes. C’est pour cela que les travaux ont été lancés simultanément en huit points différents et que trois stations météorologiques fonctionnent dans la zone, permettant une adaptation permanente ».
Inauguration du pont le 15 mai 2018 en présence de Vladimir Poutine. Photo Creative Commons
Céline Bayou signale d’autre part que « deux ponts, parallèles ou superposés selon les sections, permettront la circulation quotidienne de 40 000 véhicules sur quatre voies (…) Une arche sera installée à hauteur du chenal de Kertch-Enikalski afin de laisser les bateaux circuler entre la mer Noire et la mer d’Azov. En ce point, le pont atteindra 35 m de hauteur au-dessus du niveau de la mer ». Ce qui exclut le passage de navires ayant plus de 33 mètres de tirant d’air, donc les navires classés Panamax qui transportent une grande partie des produits céréaliers et sidérurgiques provenant du Donbass, le cœur économique de l’Ukraine. En résumé, le pont de Kertch dispose de deux sections : l’une routière, inaugurée en mai 2018 – à cette occasion, Vladimir Poutine conduit lui-même un camion orange d’un bout à l’autre du pont –, et l’autre ferroviaire, ouverte en décembre 2019.
Le bâtisseur en chef
Moscou a donc déboursé 3 milliards de dollars pour un projet qui relie la Crimée au territoire russe, mobilisant plus de 3 000 ouvriers qui ont travaillé par rotations de 24 heures par jour. Le projet avait été conçu par la société Stroïgazmontaj, appartenant à l’oligarque proche de Vladimir Poutine, Arkadi Rotenberg. Pour la spécialiste de la Russie Galina Ackerman, écrivaine, historienne, spécialiste du monde russe et ex-soviétique, et auteure du Livre noir de Vladimir Poutine », « l’entrepreneur Rotenberg doit au président ses immenses richesses ». Surnommé le « bâtisseur en chef », il était principalement connu comme le partenaire de judo de Poutine dans leur jeunesse. Ils étaient tous deux membres du même club à Saint-Pétersbourg, où Poutine a même été instructeur. Lorsqu’en 2021, l’opposant russe Alexeï Navalny dévoile dans un documentaire sur YouTube l’existence d’un immense palais attribué à Vladimir Poutine, sur les rives de la mer Noire, Rotenberg annonce être le propriétaire de cette résidence d’une valeur de près d’un milliard de dollars américains.
Parmi ses nombreuses possessions immobilières, selon les Pandora Papers, le palais de ville de Munich Toerring-Jettenbach, en Allemagne. Autrefois l’édifice aristocratique le plus sophistiqué de Munich au XVIIIe siècle, sa construction faisait partie de la prestigieuse réévaluation de la capitale munichoise dans le cadre des plans impériaux de l’électeur Charles VII de Bavière. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le palais a été gravement endommagé et les composants baroques ont été en grande partie détruits. Au cours de sa reconstruction, la façade ouest a été refaite de manière moderne. Rebaptisé palais An Der, la société Louis Vuitton y a ouvert une boutique de mode au rez-de-chaussée (Louis Vuitton maison München). On y trouve aussi des bureaux entièrement équipés dans le bâtiment, ainsi que des bureaux et des appartements locatifs parmi les plus chers de la ville. Le bâtiment historique est classé par la ville de Munich.
De Nicolas II à Poutine
De nombreux projets de ponts traversant le détroit de Kertch avaient été conçus dans le passé. L’idée d’un pont entre les deux rives de la mer d’Azov et la mer Noire remonte à Nicolas II, mais la Première Guerre mondiale imposa d’autres priorités. C’est dans les années 1940 que les premiers travaux furent réalisés par les nazis installés en Crimée. Un pont était un impératif pour l’avancée de leurs troupes dans le reste de l’URSS. L’architecte en chef du IIIe Reich Albert Speer fut chargé du projet, mais la construction à peine lancée, les troupes soviétiques déferlent et les puissants bombardements forcent l’arrêt des travaux. Seul un tiers de l’ouvrage prévu avait alors été construit. Dans le cadre de la retraite allemande, le pont est alors dynamité. Il n’est resté qu’une ligne ferroviaire, que la délégation soviétique a utilisée pour son retour à Moscou après la conférence de Yalta. Mais l’édifice, partiellement construit, s’écroule quelques semaines plus tard.
En 1952, un système de ferries est mis en place pour relier la ville de Kertch à celle de Taman, dans le sud de la Russie. En 2001, la mairie de Moscou relance le projet de pont en partenariat avec la ville jumelle de Sébastopol. Sans suite en raison de son coût, mais aussi d’un différend territorial concernant l’île de Touzla, située au milieu du détroit. Puis, en 2008, la Russie et l’Ukraine signent un accord, bloqué une fois encore par manque de financement. Mais dès l’annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014, la construction du pont, destiné à matérialiser le rattachement de la Crimée à la Russie, est vite devenue une priorité pour Poutine. C’est la seule infrastructure permettant à Moscou de rallier par voie terrestre la péninsule annexée en 2014.
