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Culture - Théâtre

« Mon ennemi n’est pas moins humain que moi »

Est-il possible de parler de politique (aujourd'hui au Liban) sans tomber dans un piège ? C'est à partir de cette question que la compagnie Zoukak a entamé son work in progress qui finira de plain-pied dans la bataille, les mains nécessairement salies...

Un tableau de bataille « zoukakien » par excellence. Photos Rebecca Benatvala

Entrer dans un huis clos
C'est à Nabatiyé, dans la maison des grands-parents de l'une des comédiennes de la compagnie Zoukak, que se déroule la préparation d'une nouvelle pièce intitulée The Battle Scene*.
Autour de la piscine, au son des appels à la prière des mosquées dans la vallée en contrebas, une limonade fraîchement servie à la main, dramaturges, comédiens, metteur en scène, musicien, scénographe et graphiste (une quinzaine en tout) travaillent ensemble à la réalisation de ce nouveau tableau théâtral.
Début août, la compagnie se réunit à l'occasion d'une résidence autofinancée pour un mois de travail en huis clos, avec l'objectif de réfléchir aux intentions de la troupe et à ses nouvelles possibilités. « Durant les cinq dernières années, le rythme de notre travail est monté en flèche, nous n'arrivions plus à freiner pour évaluer le travail accompli en neuf ans. C'est le moment du bilan, en quelque sorte. C'est l'occasion de voir ce que nous avons appris, ce que nous pouvons développer, avec des formules qui fonctionnent », explique l'un des membres fondateurs du collectif, Omar Abi Azar, interrogé par L'Orient-Le Jour. L'occasion aussi de soulever des questions sur le dispositif théâtral, notamment la remise en question de la scène de théâtre classique occidental et du traditionnel face-à-face avec le public. L'élaboration de la mise en scène de ce nouveau projet s'est donc improvisée dans un espace ouvert et infini, dans les lieux de la résidence artistique. Mais, telle une fatalité, cette liberté scénique va-t-elle s'évanouir au moment de sa migration vers la salle de théâtre ? On n'en saura pas plus avant la première.

 

(Pour mémoire : Zoukak décroche le prix Euromed pour son engagement en faveur du dialogue)

 

Entrer dans la bataille
Le groupe s'est également retrouvé face à un dilemme : celui des choix politiques. Depuis ses débuts, la compagnie se positionne comme un groupe théâtral fortement impliqué socialement et politiquement. Mais un changement de position s'est imposé à la troupe : d'un engagement intellectuel, ils sont passés à un engagement physique.
Aujourd'hui, la troupe s'est lancée dans une « bataille » inédite, celle de la scène (théâtrale) libanaise. Le but est de pointer du doigt la déresponsabilisation collective, dont eux-mêmes avouent faire partie. « Allons-nous continuer d'être les spectateurs des événements, des disputes, des conflits, des combats, des crimes ? » plaide Zoukak d'un « nous » unificateur. Cet appel à l'engagement résonne plutôt bien avec l'actualité locale. Ce qu'il faut savoir, ce changement de rôle, de la victime spectatrice et passive à l'acteur actif et averti, n'est pas seulement intellectuel et dramatique, il est aussi physique. Il s'agit d' « entrer dans la bataille ». S'investir et dépasser le simple témoignage est naturellement un acte corporel. Les comédiens déploient alors durant tout le début de la pièce une impressionnante chorégraphie de gestes, animés d'une énergie guerrière, presque barbare.
La frontière avec la performance est poreuse, le théâtre troquant ses mots contre une mise à l'épreuve des corps en rythme et en chœur. Une radicalité qui pourrait faire penser à la pièce Manger du chorégraphe Boris Charmatz ; dans ce type d'énergie, l'émulation grandit et contamine le spectateur. La compagnie Zoukak avait habitué le public à des pièces très bavardes, elle s'en émancipe sauvagement. En « pénétrant » dans la bataille, la troupe de théâtre veut exprimer la nécessité d'entrer sur scène, pas seulement celle du théâtre, mais aussi celle des événements, bien réels ceux-là. « Autant dire "je suis coupable", et avancer, entreprendre une relation de criminel à criminel », revendique Omar Abi Azar. Et cette mutation du témoin en acteur implique un processus de responsabilisation. « Il faut plonger les mains dans le cambouis » et se reprocher tous les crimes plutôt que de rejeter la faute sur un abstrait « autre ».

Entrer dans un tableau tragique
Pour la deuxième partie du spectacle, la troupe s'empare de la tragédie antique d'Eschyle, Les Sept contre Thèbes. Si la dramaturgie grecque invoque Zeus, son adaptation libanaise invoque, naturellement, Dieu. Le récit de la lutte qui oppose Étéocle et Polynice, les frères d'Antigone, pour la possession du royaume de Thèbes après la mort de leur père, est réécrit dans le style Zoukak.
Avec cette mise en parallèle de l'histoire antique et du contexte régional contemporain, la troupe souhaite révéler la nature intrinsèque du problème : les frères s'entretuent alors qu'ils ont tous les deux raison, aucune force chimérique n'agit contre eux. Zoukak renforce l'absurdité de la situation en complexifiant le personnage d'Étéocle, joué par un chœur de comédiens formant un groupe hétérogène et dissonant. Les batailles s'enchaînent et marquent durablement la scène de son énergie morbide. Des numéros identifient les cadavres comme sur les scènes de crime, saturant l'espace de signes, de corps. À travers cette réécriture théâtrale des combats, l'on peut se demander, ajoute Abi Azar, « comment se placer au centre de l'action puisque mon ennemi n'est pas moins humain que moi ». Devant et dans ce tableau tragique, les comédiens jouent à l'identification de toutes les positions et dialectiques possibles, simultanément personnage et spectateur, victime et bourreau. L'idée étant de « reconstituer les actes sans distance en rejouant la noyade depuis l'intérieur, et non pas en se laissant noyer ».
À la fin de ce tableau de bataille qui promet d'être « zoukakien » à souhait, le spectateur risque d'être ébranlé, peut-être même éclaboussé par quelques giclures de sang imaginaire. Il sera alors temps de se demander s'il s'agit de fiction ou de réalité...

*« Masrah el-Maaraka »/« The Battle Scene » sera présenté du 3 au 6 septembre au théâtre
al-Madina, Hamra.

 

 

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