Ils sont tous venus, les amis, les compagnons, les sympathisants, les bienveillants, les fidèles. Zoukak est en péril. Péril de continuation, comme tout ce qui est culturel en ce pays qui traite les choses de l'esprit avec mépris et condescendance.
Dès la fin de l'après-midi, pour ce fund raising, dans le minuscule hall en troisième sous-sol du Métro al-Madina, entre miroirs agrandissant les lieux et bar chargé de bouteilles d'alcool, le public se presse du côté des plateaux de tomates cerises, de safiha baalbakié, de halawet el-jibn et de fraises. Le tout arrosé de coupes pleines. Une manière joyeuse et festive de se mettre en forme pour accueillir, vers neuf heures, une pièce ébouriffante, au ton acide et vitriolé. Où le rire a les grimaces de la mort.
Comme dans un cabaret berlinois des années de guerre, les acteurs sont sous les feux de la rampe, comme des fauves en cage. Sexe, tous azimuts. De lupanar tonitruant et goulu. Elles, toutes chairs dehors, seins opulents, fessues et ventrues, jambes en jambonneaux bien roulés. Felliniennes avec des robes en jersey moulantes, bottes de rockeuses, cuir de voyou et képi de soldatesque perdue. Eux, en culotte-short, le torse nu, perruques sur la tête, chétifs comme des triques, les muscles du ventre flasques.
Un ange aux ailes rognées pleure et martèle le plancher. Debout, affalés, vautrés, en une sarabande démoniaque, les acteurs jettent leur paquet de mots. En anglais (sans sophistication, mais bien articulé et compréhensible), français (pas de problèmes, nous sommes une terre francophone), le tout agrémenté d'un filet corsé d'arabe, lancé par une garce vicieuse, dans le style « gonfle-là et fourre-là, grosse et profonde... ». On laisse aux lecteurs imaginer l'ambiguïté des paroles et leur savoureuse grivoiserie.
On oublie que cette œuvre, un « work in progress », a été initialement donnée en Norvège et que son inspiration première est Ibsen, réformiste et conservateur, mais l'on retient ce chapelet de dénonciations d'un Orient embrasé, morcelé, tordu, tombant en ruines fumantes, écartelé par des (sous) valeurs divergentes, sans lumière, sans bouée de secours. Aux mains de fous sans Dieu. Alors pour faire avaler ce morceau dur et noir, le parti pris de la caricature, de l'ironie, du persiflage sont autant de masques pour mimer la jouissance, l'orgasme, la luxure, les frissons de plaisir quand des tonnes de bombes sont larguées, que les vierges, les mères et les putes sont violées, que 500 hommes sont froidement abattus à bout portant, que 6 millions de réfugiés syriens inondent la planète, que le ciel nous tombe carrément sur la tête. Et on n'a pas encore tout dit...
Enfants-monstres
En une gestuelle « putanesque » et sans concession, faisant fi de la vulgarité et des pudibonderies, dans une délirante mise en scène de Omar Abi Azar, les acteurs, en transe (Maya Zbib, Junaid Sarieddine, Christelle Khoder, Lamia Abi Azar, Tamara Saadé Azar, Nathalie Harb, Joseph Kaii et Hachem Adnan, malade ce soir-là, remplacé par Omar Abi Azar), s'en donnent à cœur joie. Sans vergogne. En toute impunité et en toute douloureuse alacrité. Pour une litanie et nomenclature de malheurs et de distorsions sociales obscènes, abjectes, innommables. C'est cela aussi le rapport des gens de théâtre au monde de la cité qui les entoure.
Dans ce violent réquisitoire, le verbe sonne ici comme un cérémonial funèbre, sur fond de jeux érotiques pervers et troublants. Bien sûr, faussement joyeux. Mais des rires sont arrachés. Et l'émotion aussi. Dans cette mascarade terrible, infâme, frondeuse et gouailleuse comme un bal des vampires, voilà un coup de tonnerre contre l'amnésie générale. Pour invectiver des compatriotes amorphes, les exhorter à voir clair en eux-mêmes et à faire repentance.
À travers cette comptine de Mozart (Ah vous dirais-je maman), pianotée en douce, affublée de paroles non lénifiantes aux « enfants monstres » qu'on élève dans cet environnement empoisonné, Zoukak secoue un pays, des pays qui refoulent et se taisent.
Un des meilleurs moments dramaturgiques de la saison et c'est dommage si « je hais le théâtre, j'aime la pornographie » n'est pas programmé dans les salles de Beyrouth. Avec un appui inconditionnel à Zoukak pour écarter à jamais l'épée de Damoclès du manque de financement qui le menace. En cette période trouble et sombre, il est temps que le talent et le courage payent.
Pour toute aide, entraide, support ou soutien à Zoukak, prière de s'adresser à l'adresse suivante : support@zoukak.org
Pour mémoire
La mort chez Zoukak, des âmes qui n'ont plus de causes...
commentaires (2)
d'ailleurs certains croyants , plus éclairés que d'autres...avaient créé depuis longtemps ...la chapelle sextine....!
M.V.
14 h 25, le 03 juin 2015