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Naître - Lorient-Le Siecle

Quand la presse arabe s'expatriait à Paris

Au XIXe siècle, nombre de journalistes issus du monde arabe trouvent refuge en France pour échapper à la censure à domicile. 

Quand la presse arabe s'expatriait à Paris

Le Journal d'« Abou Naddara », Paris, 1885. Source : Universitätbibliotek, Heidelberg

Ils s’appellent Yaqub Sannu, Jamal al-Din al-Afghani, Adib Ishaq ou encore Khalil Ghanem. Dans le tumulte d’un Paris au faîte de sa gloire, vivant au rythme des changements de régimes, du boom industriel et du bond démographique, leurs parcours singuliers se mêlent au récit collectif d’un exil vécu par nombre d'intellectuels arabes dans le branle-bas du XIXe siècle. Il y a les Égyptiens qui débarquent dans la Ville Lumière à la fin des années 1870 pour esquiver la censure exercée à domicile par les khédives – titre héréditaire accordé en 1867 par le gouvernement ottoman au pacha d'Égypte – dans un contexte de crise politique et économique ayant mené, à terme, à l’occupation britannique. Et puis il y a les Levantins venus y trouver refuge pour échapper à la tyrannie du sultan Abdul-Hamid II. À tous, le pays des Lumières offre une liberté de ton dont ils sont dépouillés chez eux, à plus forte raison après l’assouplissement du code de la presse en 1881, sous la troisième République. Une multitude de journaux naîtront ou s'épanouiront dans l’Hexagone. La plupart s’éteignent rapidement. Mais l’un d'entre eux se distingue par son exceptionnelle longévité. Il s’agit du Abou Naddara de Yaqub Sannu, qui, après avoir été interdit en Égypte, refait sa vie à Paris à partir de 1878, où il tient bon près de trois décennies. À travers la satire, la publication incite les égyptiens à se soulever contre le khédive, défend l’idée d’un rapprochement franco-ottoman et prend position dès le début de l’occupation britannique (1882) contre la « Perfide Albion ». Au fil du temps, elle est publiée en deux langues : l’arabe dialectal et le français. Elle change de titres plus d’une douzaine de fois et sera diffusée sous le manteau en Égypte.

Abou Naddara n’est pas le seul à trouver en Paris un terreau favorable à son développement. C’est ainsi en 1859 que paraît dans la capitale française le premier journal arabophone, sous le titre de Birjis Baris ou L’Aigle de Paris. Son fondateur est l’abbé François Bourgade, missionnaire français envoyé en Tunisie et en Algérie. Avec ses collaborateurs Rouchaïd al-Dahdah, maronite d’origine libanaise, et le Tunisien Soliman al-Haraïri, premier répétiteur musulman à l’École des langues orientales, il cherche, à travers ce bimensuel, à promouvoir la « civilisation chrétienne parmi les musulmans aux moyens d’ouvrages écrits ou traduits en leur langue ». Il s’agit, en somme, d’appuyer les ambitions impériales françaises et de dénigrer, à l’inverse, les vues de Londres sur le Levant. L’Aigle de Paris revêt également un caractère culturel. Bilingue, il est à la fois destiné à un cercle d’orientalistes avertis et de musulmans lettrés. Après lui, de nombreux supports arabophones voient le jour en France, dont al-Urwa al-wuthqa (Le Lien indissoluble), fondé en 1884 par les réformistes musulmans Jamal al-Din al-Afghani et Muhammad Abduh. Ils y défendent la nécessité de revigorer l’islam par un retour aux sources, tirent à boulets rouges contre le colonialisme occidental, à commencer par le britannique, et insistent sur l’unité du monde musulman.

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Il était une fois un journal arabe en français

Certes, la presse arabophone n’est pas née en France à proprement parler. Mais c’est là qu’elle monte en puissance et qu’elle acquiert une certaine indépendance tant qu’elle ne prend pas pour cible les politiques mises en œuvre par son pays d’accueil. Les premiers journaux arabes publiés au Caire ou à Constantinople relèvent ainsi davantage du bulletin officiel et répondent d’abord à un objectif administratif. Pour les pouvoirs, le but est clair : consolider leur mainmise sur l’État. Un dessein partagé plus tard par les autorités coloniales qui y décèlent un moyen efficace pour diffuser leur propagande à l’adresse des opinions publiques locales et mettre en échec les projets des puissances concurrentes. Exemple éloquent, le rédacteur du quotidien sarde L’avvenire di Sardegna, embauche Yousouf Bakhus, poète libanais, pour lancer en 1880 le journal arabophone Al-Mustaqill afin d’entraver – mais en vain – les vues de Paris sur la Tunisie. L’ironie voudra que le même Yousouf Bakhus change rapidement son fusil d’épaule et prenne la tangente en direction de la France où il contribuera à Al-Bassir (1881), hebdomadaire dirigé par un autre Libanais, Khalil Ghanem, favorable aux ambitions coloniales françaises.

Rêve arabe

Comment expliquer l’engouement suscité par la France auprès d’un pan significatif de l'intelligentsia arabe, toutes confessions confondues ? Il faut d’abord compter avec ces Égyptiens et ces Levantins qui collaborèrent avec Bonaparte et qui, après son départ, le suivirent en France. Car en Égypte, l’entreprise française fait l’effet d’un électrochoc aux conséquences ambivalentes. Certes, elle est perçue tel un projet colonial et une agression contre l’islam. Mais la confrontation entre une société locale bâtie sur la religion et une France en voie de sécularisation marque le pays au fer rouge. Elle convainc notamment une partie des élites arabes de la nécessité de s’ouvrir à la modernité occidentale dans les domaines scientifique et technique tout en reformulant la pensée religieuse. Emblématique de ce nouveau monde, l’alliance entre la France et le pacha d’Égypte Mehmet Ali, porté au pouvoir par une révolte populaire en 1804. Grand admirateur de Napoléon, il accueille militaires, scientifiques et médecins pour construire un État moderne, en prenant ses distances avec le pouvoir central ottoman. Et il envoie en France, qui se place alors depuis longtemps à l’avant-garde de l’orientalisme savant, des stagiaires pour s’y former.

Le prince-président de la République rend la liberté à Abd-el-Kader. Château d'Amboise, 16 octobre 1852, Jean-Baptiste-Ange Tissier, 1861. Wikicommons.

Avec la conquête de l’Algérie à partir de 1830, la présence musulmane s’affirme dans l’Hexagone où, simultanément, sont échafaudés des projets de domination du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord. Jusqu’au rêve chimérique de Napoléon III de bâtir un royaume arabe sous l’égide de l’émir Abdelkader. En même temps, l’heure est à l’approfondissement des liens avec les chrétiens du Levant, surtout à la faveur de l’intervention militaire française en Syrie à la suite du massacre en 1860 des chrétiens de Damas.

Concurrence de Londres

Outil à ses débuts de la « mission civilisatrice » de la France, souvent avec le soutien financier du gouvernement, la presse arabe expatriée à Paris est incontestablement devenue parfois, à la fin du XIXe siècle, une tribune de la Nahda. Tout en restant ouvertement ou discrètement dans le sillage de la politique impériale française, dirigée contre la Grande-Bretagne ou contre l’Empire ottoman, elle sera souvent porteuse des idéaux des Lumières, ou du moins favorable à la conciliation des traditions spirituelles et culturelles orientales avec la modernité technique occidentale. C’est le cas notamment, parmi les dix-huit journaux qui ont paru en France en langue arabe entre 1877 et 1892, non seulement d’Abou Naddara (1878) et d’al-‘Urwa al-wuthqa (1884) déjà cités, mais aussi de Misr al-Qâhira, fondé en 1879 par le Damascène d’origine arménienne Adib Ishaq, avec comme devise « Liberté, égalité, fraternité ».

Si néanmoins, pour des raisons politiques ou culturelles, Paris a longtemps constitué la terre d’accueil par excellence aux yeux des journalistes arabes, il n’en demeure pas moins que sa rivale, Londres, a également abrité plusieurs périodiques arabes. C’est ainsi dans la capitale anglaise que s’installe le journaliste alépin Rizkallah Hassoun, là-bas qu’il publie en 1876 Mir’ât al-ahwâl, auparavant imprimé à Istanbul depuis 1855. C’est aussi à Londres que s’exile le Libanais Louis Sabounji, qu’il y réédite en 1877 an-Nahla, interdit en Égypte, avant de fonder al-Khilâfa (1881), violemment anti-ottoman, à l’instar du précédent. Mais cette parenthèse anglophile ne se prolonge pas longtemps après la conquête britannique de l’Égypte en 1882, laissant place au contraire à une hostilité croissante à l’égard de sa politique coloniale. Et avec la révolution des Jeunes-Turcs en 1908, nombre de journalistes levantins font de toute manière le choix de rentrer au pays, encouragés par le rétablissement de la Constitution ottomane et le vent de liberté qu’elle fait miroiter.

Sources :

Ons Debbech, « Birjīs Barīs (1859-1866). L’aventure du premier journal arabe à Paris », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée , 152| 2022

Eliane Ursula Ettmüller, « L’œuvre journalistique de James Sanua à Paris, de la satire révolutionnaire à la médiation entre l’Orient et l’Occident (1878-1910) », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 152 | 2022

Franck Mermier, « La presse (en) arabe publiée hors de l’aire arabophone : effets de contexte », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 152 | 2022



Ils s’appellent Yaqub Sannu, Jamal al-Din al-Afghani, Adib Ishaq ou encore Khalil Ghanem. Dans le tumulte d’un Paris au faîte de sa gloire, vivant au rythme des changements de régimes, du boom industriel et du bond démographique, leurs parcours singuliers se mêlent au récit collectif d’un exil vécu par nombre d'intellectuels arabes dans le branle-bas du XIXe siècle. Il y a les...

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Il y a eu une deuxième vague de magazines pan arabes libanais publiés a Paris apres l'occupation syrienne en 1976 J'étais pendant 2 ans directeur administratif de l'hebdo Al Mostakbal qui avait de luxueux bureaux avenue George V grâce aux généreux financement. des petromonarchies

Tabet Ibrahim

11 h 22, le 01 mars 2024

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Commentaires (1)

  • Il y a eu une deuxième vague de magazines pan arabes libanais publiés a Paris apres l'occupation syrienne en 1976 J'étais pendant 2 ans directeur administratif de l'hebdo Al Mostakbal qui avait de luxueux bureaux avenue George V grâce aux généreux financement. des petromonarchies

    Tabet Ibrahim

    11 h 22, le 01 mars 2024

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