
Des manifestants brandissant le drapeau libanais lors d’un sit-in, le 11 août 2020, près du port de Beyrouth, soufflé quelques jours plus tôt par une explosion qui a détruit des quartiers entiers de la capitale. Reuters/Goran Tomasevic
C’était il y a plus d’un an, dans les salons d’une ambassade européenne à Beyrouth. Lors d’une discussion entre journalistes et diplomates, l’un d’entre eux nous interpelle avec les mots suivants : « Comment peut-on sauver le Liban ? Aidez-moi à trouver la clé. » Cette question, nous sommes nombreux à nous la poser tous les jours, et même plusieurs fois par jour. Existe-t-elle cette clé ? À quoi ressemble-t-elle ? Est-ce réaliste de continuer de penser que l’on peut sauver ce pays ? Mais le sauver de quoi et de qui ? D’un dessein étranger ou de lui-même ?
Pour résoudre un problème, il faut commencer par en comprendre les causes. De quoi la crise libanaise est-elle le nom ? Très vite, on se heurte à une première difficulté : chacun a son récit, son storytelling même, et aucun n’est fondamentalement faux. Demandez à dix personnes de résumer le naufrage libanais en une phrase et vous pourrez obtenir autant de réponses différentes. C’est la conséquence « de la mainmise du Hezbollah sur l’État », « des politiques mises en place par Rafic Hariri », « de la corruption et du clientélisme à grande échelle pratiquée par l’oligarchie au pouvoir », « des interférences étrangères », « de l’effondrement d’un système bancaire basé sur une pyramide de Ponzi »...
La crise libanaise est multidimensionnelle, c’est ce qui la rend si complexe. Elle est identitaire, politique, économique, financière, géopolitique, écologique, et même morale. Quand est-ce que le navire a commencé à prendre l’eau ? Difficile de répondre. Lors des ingénieries financières de 2016, mises en œuvre par le gouverneur de la banque centrale Riad Salamé avec le concours des principales banques ? La même année, lors de l’élection de Michel Aoun à la présidence de la République après un chantage de deux ans et demi mené par le Hezbollah et son principal allié chrétien ? En 2008, quand la formation pro-iranienne et ses alliés ont imposé l’accord de Doha qui rendait la gouvernance impossible, après avoir envahi plusieurs quartiers de Beyrouth ? En 2005, lors de l’assassinat de Rafic Hariri, dont les coupables n’ont toujours pas été emprisonnés ? En 1992, au lendemain de la guerre civile, quand l’ancien Premier ministre a décidé d’arrimer la livre au dollar et de tout miser sur le secteur bancaire ? On pourrait continuer l’exercice jusqu’à la création du Grand Liban en 1920. Un siècle plus tard, nous ne sommes toujours pas une nation – bien que le soulèvement du 17 octobre ait effleuré quelque chose qui y ressemble beaucoup – mais les quelques fondations qui faisaient du Liban un État ont été complètement dynamitées. Tout est à reconstruire. Mais par où commencer ?
Personne, ni parmi les formations traditionnelles ni parmi les nouveaux venus, n’a la solution. Certains ne font même plus semblant d’essayer et ont même parfois tout intérêt à ce que rien ne change. Les autres, ceux qui ont encore l’espoir de faire du Liban un État digne de ce nom, doivent affronter une montagne d’obstacles qui le plus souvent s’entremêlent. Comment construire un État avec une milice « de 100 000 hommes », organiquement liée à un pays étranger, et qui, après avoir été un État dans l’État, est devenue aujourd’hui un État au-dessus de l’État ? Comment réformer les systèmes économique et politique quand les gouvernements mettent des mois à être formés et sont ensuite paralysés par les désaccords qui surgissent au quotidien entre les membres qui les composent ? Comment le faire quand les institutions sont vampirisées par des anciens chefs de guerre reconvertis en zaïms tout-puissants au sein de leur communautés et dont le pouvoir repose essentiellement sur la assabyia (l’esprit de corps) et sur un clientélisme à grande échelle financé par le pillage des ressources de l’État et leur redistribution à la suite d’un partage du gâteau ? Comment réinventer le Liban quand nous ne sommes mêmes pas capables de nous réinventer nous-mêmes, quand, sous prétexte d’intérêts, d’amitiés, d’allégeances familiales, d’angoisses profondes, de peur de l’inconnu, nous faisons preuve d’apathie, nous renonçons à défendre nos principes, nous trouvons des avantages réconfortants à ce « système » qu’hier encore nous dénoncions, nous nous réfugions dans nos (petites) bulles sociales, politiques ou communautaires ? Cela fait beaucoup pour un seul pays. D’autant plus dans un contexte régional qui fait du Liban, en raison de nos propres divisions, un théâtre et non un acteur de la guerre des axes.
À quoi bon ?
Pour venir à bout d’un Rubik’s cube, il faut commencer par résoudre une de ses faces. Laquelle choisir dans le cas libanais ? Ceux qui se revendiquent souverainistes assurent qu’il faut aborder en priorité les armes du Hezbollah. Mais aucun d’entre eux ne présente une stratégie détaillée et réaliste pour parvenir à cet objectif. Peut-on le faire sans risquer les attentats, les blocages institutionnels qui paralysent l’État, les tentatives de terroriser la population, et même la guerre civile ? Doit-on le faire, malgré cela, et pour combien de temps cette stratégie est-elle tenable ? Les autres, qu’ils soient révolutionnaires ou conservateurs, leur répondent qu’il faut commencer par réformer l’État, par fournir les services essentiels à la population, par restructurer le système bancaire et passer un accord avec le FMI, condition indispensable à la reprise économique. Mais, pour réformer l’État, faut-il encore avoir le pouvoir. La problématique libanaise n’est pas technique, elle est politique. Les zaïms sont encore là et la plupart d’entre eux n’ont pas intérêt à mettre en œuvre ces réformes qui reviendraient à tailler la branche (pourrissante) sur laquelle ils sont assis depuis des décennies. Et même là, la question des armes ressurgit. Le Hezbollah a prouvé, depuis 2019, à tous ceux qui pouvaient encore en douter qu’il était prêt à tout pour sauvegarder le statu quo dont il est le principal bénéficiaire.
Voilà le dilemme : les réformes sont urgentes, et la bataille contre le Hezbollah nécessite du temps. Les dernières années ont prouvé qu’il était impossible de réformer l’État sans souveraineté. Mais peut-on recouvrer la souveraineté sans réformer au préalable l’État ? Comment s’opposer au Hezbollah sans proposer à tous ceux qui le soutiennent une alternative crédible qui ne peut être que l’État ? Et comment avancer, de toute façon, sur l’un de ces deux sujets tant que le pays demeure ingouvernable? Le chemin est si sinueux qu’il semble pour l’instant invisible à l’œil nu. Les législatives du 15 mai ne sont pas la panacée mais la première étape indispensable pour le dessiner. Il faut être lucide : les élections, à elles seules, ne permettront pas de soigner les cancers qui menacent la survie même du corps libanais, et une partie de la réponse dépend de considérations régionales et internationales. Même si les forces du changement obtenaient un score exceptionnel, leurs marges de manœuvre resteraient limitées. Le Hezbollah ne permettra pas que quelqu’un d’autre que Nabih Berry soit élu à la tête du Parlement. Il ne permettra pas non plus qu’un gouvernement soit formé sans lui et qu’il n’ait pas la capacité si ce n’est de l’orienter au moins de le bloquer. Il ne permettra pas, enfin, que le président de la République soit une personnalité qui lui soit ouvertement hostile. Les zaïms et tout leur écosystème, dans le même temps, chercheront à défendre leur pré carré, à sauvegarder leurs intérêts et ceux de leurs clientèles. À quoi bon alors, pourrait-on légitimement se demander ? À quoi bon s’épuiser à affronter cette hydre insatiable et impérissable ?
Comment prioriser ?
Les législatives doivent d’abord servir à envoyer un message interne comme externe. Celui que le Hezbollah ne domine pas le Liban. Celui que la légitimité des leaders traditionnels est remise en question au moins par une partie de leurs bases respectives. Ces deux dimensions sont complémentaires et permettent de poser de nouveaux jalons pour la suite. Les forces du changement peuvent, dans un premier temps, essayer de peser dans l’hémicycle en créant une véritable opposition, susceptible même parfois, si des alliances circonstancielles le permettent, de prendre le dessus. Mais cela n’est pas suffisant. Elles doivent, et elles ne l’ont pas véritablement fait depuis 2019, expliquer comment elles vont mener de front la bataille de la souveraineté et celle des réformes, tout en apportant une réponse, qui peut être institutionnelle, à la crise de la gouvernance. L’une de ces batailles peut bien sûr avancer plus vite que l’autre mais les deux sujets doivent dès le départ être sur la table. C’est là le cœur du casse-tête à venir pour l’opposition : qui seront ses alliés pour réformer l’État ? Qui seront ses alliés pour faire front au Hezbollah ? Et comment prioriser l’un sur l’autre quand les deux sujets s’entremêlent ?
Il faudra au moins une décennie pour « sauver » le Liban et rien ne garantit que ceux qui le souhaitent y parviendront. Ce qui est sûr toutefois, c’est qu’en ne faisant rien, en considérant que le vote n’aura de toute façon aucun impact, le pays poursuivra inéluctablement sa descente aux enfers. Et rien ni personne ne viendra en aide à un Liban qui refuse de s’aider lui-même.
MANDAT ÉCONOMIQUE! BOT LIBAN SAL a des états europeens. et finis la corruption "arabe" a tous les niveaux!
08 h 22, le 12 mai 2022