Jeudi soir, le ministère libanais des Affaires étrangères a condamné, via un communiqué officiel, l’intervention militaire russe en Ukraine, se rangeant du côté des puissances occidentales, malgré les relations cordiales qui lient Beyrouth à Moscou. « Le Liban condamne fermement l’invasion du territoire ukrainien et appelle la Russie à arrêter immédiatement ses opérations militaires, à retirer ses forces, et à recourir au dialogue et aux négociations », peut-on lire dans le communiqué publié jeudi. Une position bien marquée qui a suscité la colère d’une partie de la classe politique libanaise.
« La neutralité et l’appel à la résolution pacifique du conflit par le dialogue n’étaient-ils pas plus bénéfiques pour le Liban que le parti pris? » s’est ainsi interrogé le ministre de l’Éducation Abbas Halabi (proche du Parti socialiste progressiste de Walid Joumblatt). De son côté, le ministre du Travail Moustapha Bayram (proche du Hezbollah) a estimé que le « document enfreint le principe de neutralité prôné par le gouvernement » (alors que son camp politique est accusé de bafouer ce principe en s’impliquant dans les conflits régionaux) et dénoncé le fait qu’il « n’y ait pas eu de discussions à ce sujet ».Le leader druze prosyrien et chef du Parti démocratique libanais Talal Arslane a, lui, estimé que ce texte « n’exprime pas la position du Liban, fier de ses relations historiques avec la Russie ». « Ce communiqué a une odeur de hamburger », martèle Fayçal Abdel Sater, un analyste proche du Hezbollah contacté par L’Orient-Le Jour, en référence au clin d’œil fait par la diplomatie libanaise à Washington. « Encore une fois, le Liban se soumet à la volonté américaine sans prendre en considération ses propres intérêts, alors que la Russie fait tellement pour le Liban », estime-t-il. Au-delà des divergences sur les intérêts diplomatiques du Liban officiel, le communiqué du palais Bustros a ravivé la tension toujours latente entre le président de la République Michel Aoun et le président du Parlement Nabih Berry. « Le communiqué a été rédigé sans que le chef du législatif ne soit consulté », affirme un proche de Aïn el-Tiné à L’Orient-Le Jour. « Nous avons suffisamment de sujets de discorde au Liban », dénonce-t-il.
Selon notre chroniqueur politique Mounir Rabih, le texte a en effet été rédigé en concertation entre le ministre des Affaires étrangères Abdallah Bou Habib, le président Aoun et le Premier ministre Nagib Mikati. Le Sérail et le palais de Baabda n’ont pas donné suite aux demandes d’entretien de notre journal, mais selon une source proche du Premier ministre, ce dernier œuvrerait à contenir cette nouvelle polémique.
Moscou fulmine, les Occidentaux satisfaits
Le communiqué de la diplomatie libanaise a également fait grincer les dents à Moscou. L’ambassade de Russie a publié un communiqué hier, exprimant sa « surprise » face à la position libanaise. Selon elle, celle-ci « enfreint la politique de distanciation », alors que Moscou n’a pas « épargné ses efforts pour contribuer au redressement et à la stabilité du Liban ». Le ministre Bou Habib s’était pourtant entretenu jeudi avec l’ambassadeur de Russie pour lui expliquer la position officielle et l’attachement du Liban aux bonnes relations avec la Russie. Selon des informations confirmées par notre chroniqueur politique, Mikhaïl Bogdanov, l’envoyé spécial de Vladimir Poutine pour le Proche-Orient, aurait interpellé, non sans ironie, l’ambassadeur du Liban en Russie lors d’un rassemblement auquel ils assistaient jeudi soir : « Votre ministre des Affaires étrangères n’avait-il pas demandé notre aide pour résoudre les problèmes intérieurs du Liban il y a quelques mois ? » Abdallah Bou Habib s’était en effet rendu à Moscou en novembre dernier. Au cours de sa visite, il avait notamment reçu des images satellite russes de la double explosion au port de Beyrouth en août 2020, essentielles à l’enquête en cours depuis bientôt deux ans. Le chef de la diplomatie a reçu hier les ambassadeurs de France et d’Allemagne à Beyrouth Anne Grillo et Andreas Kind, qui l’ont, eux, « remercié pour le communiqué », espérant que le Liban maintiendra cette position. Les deux diplomates ont souhaité que Beyrouth adopte le projet de résolution en gestation concernant la guerre en Ukraine au Conseil de sécurité des Nations unies, mais M. Bou Habib leur a expliqué que le Liban va s’abstenir.
Se défendant face au tollé, le ministre des AE, qui est proche du camp du président, a affirmé hier que la position libanaise émane « de l’attachement du pays au droit international » et n’est pas dirigée contre la Russie ou tout autre pays ami.
« Tirez sur moi »
« C’est sûrement le résultat d’une pression américaine », estime toutefois M. Abdel Sater. Dans certains milieux, on affirme que la position officielle libanaise s’inscrit dans une volonté du chef de l’État de tendre une perche à Washington en espérant que les États-Unis lèveront les sanctions qui frappent son gendre, le chef du Courant patriotique libre (CPL) et député Gebran Bassil. Mais ce dernier a démenti hier ces allégations. « Si je cherchais à conclure un marché sur les sanctions, je l’aurais fait avant que celles-ci ne me soient imposées et pas après », a-t-il écrit sur son compte Twitter. « Je ne suis ni bête ni un agent comme vous », a-t-il conclu dans un message qu’il a signé de ses initiales en s’adressant à ses détracteurs, mais sans les nommer. En soirée, la chaîne LBCI a rapporté que M. Bassil s’est entretenu au téléphone avec l’ambassadeur russe à Beyrouth et lui a affirmé que le CPL « n’a rien à voir avec le communiqué du palais Bustros », et que la formation respecte le principe de distanciation vis-à-vis des conflits de la région et dans le monde.
C’est pour les mêmes raisons de complaisance vis-à-vis des États-Unis que les adversaires de Michel Aoun le soupçonnent d’avoir opéré une volte-face sur la question de la démarcation de la frontière maritime avec Israël. Dans une interview récente au quotidien pro-Hezbollah al-Akhbar, le président avait revu les prétentions du Liban à la baisse, affirmant que la « ligne 23 est notre frontière maritime ». Des accusations que le chef de l’État a vivement dénoncées, estimant il y a deux jours que tout ce qui ce dit sur ce dossier est sans fondement.
Reste que les prises de position pro-occidentales de la diplomatie libanaise risquent de nuire aux relations, déjà fragilisées ces derniers mois, entre le CPL et le parti de Hassan Nasrallah. « Le Hezbollah est agacé par le ministre des Affaires étrangères, dont les positions sont influencées par les Américains et les Émiratis, sur des dossiers comme le Yémen ou l’Ukraine », souligne M. Abdel Sater. « Il faut que le ministre rende des comptes », lance-t-il. Hier, à la sortie du Conseil des ministres, Abdallah Bou Habib a affirmé qu’il assumait à lui seul la responsabilité. « Tirez sur moi uniquement lorsqu’il s’agit du communiqué officiel du ministère. Je suis équipé d’un gilet pare-balles », a-t-il lancé, dans une volonté de tenir à l’écart le Liban, ou peut-être le chef de l’État, des répercussions de l’affaire.
commentaires (18)
C’est vrai que les 750.000 morts en Syrie étaient Sunnites on aurait pu épargner cela à la Russie quand même!Voyons
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11 h 39, le 27 février 2022