Le suspense aura été entretenu tout au long de la journée d’hier avant qu’un accord ait pu être atteint autour du nom de l’enquêteur judiciaire qui devrait prendre les rênes de l’investigation dans l’explosion dévastatrice qui a ébranlé la ville de Beyrouth.
Au terme de deux longues journées de tiraillements et d’une valse de candidats proposés, c’est finalement sur Fadi Sawan, actuellement juge d’instruction au tribunal militaire, que le choix est tombé. Après le rejet mercredi soir par le Conseil supérieur de la magistrature de la candidature de Samer Younès, un juge totalement indépendant et au parcours intègre, dit-on, puis le refus de deux autres candidats – Tarek Bitar et Ziad Mkanna – d’assumer cette mission, la fumée blanche est sortie du siège du CSM qui a fini par donner son accord à la proposition du troisième candidat suggéré par la ministre de la Justice, Marie-Claude Najm. Mais le mal était déjà fait : la querelle entre les deux pouvoirs politique et judiciaire autour de la nomination du juge qui sera chargé d’instruire le dossier de l’affaire a écorché les deux et fait rejaillir les inquiétudes quant à l’indépendance de l’enquête. Le choix de Fadi Sawan, issu des milieux judiciaires militaires, n’a pas rassuré ni fait l’unanimité parmi les juristes, dont certains ont exprimé leur déception et condamné un choix qui « n’est pas à la hauteur des espoirs et des responsabilités attendues », après la terrible tragédie qui s’est abattue sur les quartiers de Beyrouth.
Dans un tweet, Nizar Saghiyé, fondateur de l’Agenda Légal, a déploré un ultime « assujettissement » de Marie-Claude Najm au pouvoir du CSM et auguré l’échec de l’enquête. « Il semble que la ministre de la Justice a fini par se soumettre aux desiderata du CSM en proposant un troisième nom dans l’affaire du massacre de Beyrouth. Je peux prédire dès à présent, à la lumière des tiraillements et du jeu des noms qui ont eu lieu, que l’enquête est vouée à l’échec », a commenté le juriste.
Ce dernier faisait notamment allusion au bras de fer qui avait eu lieu au cours des dernières 48 heures entre le CSM, qui avait déjà refusé un premier candidat proposé par Mme Najm et cette dernière. Dans un dossier aussi lourd et sensible, et dans le contexte actuel, le refus d’un magistrat de cette probité en dit long sur la bataille corsée qui a lieu depuis quelque temps entre réformateurs et partisans du statu quo ou gardiens du système.
Le rejet de Samer Younès a en effet fait craindre dans les milieux judiciaires réformateurs une volonté de perpétuer la pratique de la mainmise des politiques sur les rouages de la justice, plus particulièrement dans cette affaire où la responsabilité de plusieurs hauts cadres de l’État est sérieusement mise en cause.
Proposée mercredi par Mme Najm au CSM, conformément à la procédure en vigueur, la candidature du juge Younès a été rejetée par la haute instance judiciaire après de longues tractations qui se sont prolongées tard en soirée. Aucun justificatif n’a été avancé par le CSM qui, comme le veut la loi, n’est pas tenu de motiver son refus. Mais, aussitôt son nom parvenu aux médias, la campagne de dénigrement contre Samer Younès a commencé, « un peu comme si elle avait été orchestrée d’avance », commente une source informée.
Certaines sources proches des milieux du CSM et relayées par les médias avaient tantôt évoqué des « affiliations politiques » contradictoires du candidat en question – il serait en même temps proche des Kataëb et de Salim Jreissati, conseiller du chef de l’État – tantôt son « jeune âge » qui risquerait, devaient arguer ses pourfendeurs, de le desservir dans un dossier aussi monumental. Autant de reproches ou accusations qui, selon M. Saghiyé, « sont dénuées de tout fondement ».
Seul contre l’establishment
Samer Younès n’a d’ailleurs pas tardé à répondre. Dans un communiqué, le juge a revendiqué haut et fort son indépendance et sa place parmi la génération de magistrats probes et réformateurs. Il a repris les étapes culminantes de sa carrière et relaté en détail les dossiers sensibles dans lesquels il s’était opposé, avec « audace et témérité » diront ses pairs, aux pressions politiques exercées sur lui pour « faire dévier les enquêtes en cours ». Samer Younès a cité des affaires aussi cruciales que le crash de l’avion de Cotonou, le dossier de l’islamiste Chaker Absi, celui du White House, mais aussi le dossier des aliments avariés et des commerçants véreux qu’il a dû « affronter seul ». « J’ai interjeté appel de toutes les décisions comportant des circonstances atténuantes à leur égard », a rappelé le juge.
Le communiqué a été aussitôt publié sur le site de l’Agenda Légal, qui a commenté le refus du CSM d’avaliser la candidature de Samer Younès en estimant qu’il s’agit d’ « un coup porté à tous les espoirs et aux efforts » entrepris en vue d’assainir la justice et ses pratiques, notamment au lendemain de la révolution d’octobre.
Cherchant à son tour à rectifier le tir, le Conseil de l’ordre des avocats a pris position hier et défendu dans un communiqué la réputation du juge, dénonçant les « doutes injustes et injustifiés, émis à son encontre ».Plusieurs avis convergeaient autour de « son indépendance totale », aussi bien par rapport aux services de sécurité dont certains responsables pourraient être mis en cause dans ce dossier, que vis-à-vis de la classe politique dans son ensemble.
Autant d’atouts qui avaient poussé Mme Najm à le favoriser. La ministre aurait également pris en compte le fait que le juge Younès jouit d’une « forte personnalité », comprendre assez forte pour traîner des gros bonnets devant la justice, une qualité incontournable dans une affaire aussi délicate.
« Le CSM a rejeté M. Younès pour des raisons louches », confie à L’Orient-Le Jour un avocat qui suit de près le dossier. Rejoignant l’avis d’autres juristes, il affirme c’est le procureur général près la Cour de cassation, Ghassan Oueidate, qui aurait bloqué sa nomination, reprochant à ce dernier « une soumission aux injonctions des politiques » . « Il n’a par conséquent aucun atome crochu avec Samer Younès, qui s’était d’ailleurs opposé à lui en tant que juge d’instruction dans plusieurs dossiers », selon le même juge. L’Orient-Le Jour a essayé sans succès hier d’entrer en contact avec le procureur de la République pour recueillir son avis sur la question et l’interroger au sujet des reproches qui lui sont faits.
« Il semble que le CSM est désormais dominé par Oueidate », poursuit la source, précisant que son président effectif, Souheil Abboud, semble « incapable de s’opposer à lui ». Un constat qui rappelle étrangement le rapport de forces qui avait primé il y a quelques mois au sein de cette instance lors des nominations judiciaires, dont le décret n’a jamais vu le jour.
Des juges se prononcent pour « une justice indépendante »
De grands noms de la justice libanaise ont cosigné une lettre ouverte, qui est un véritable plaidoyer en faveur d’une justice indépendante. « Nous ne perdons pas espoir dans notre système judiciaire, si tant est qu’il est possible de restaurer le contrôle, la coordination et le devoir de réserve (…) des critères qui n’ont pas été pris en compte dans la nomination d’un enquêteur judiciaire près la Cour de justice », dans l’affaire de la double explosion du port de Beyrouth, écrivent les juristes signataires. Ces signataires sont les anciens bâtonniers Ramzi Jreije et Rachid Derbas, ainsi que Ghaleb Mahmassani, Chucri Sader, Mohammad Farid Matar, Mohammad Amine Daouk et Abdel Hamid el-Ahdab.
Les juristes qui ont signé cette lettre s’insurgent contre des comportements étrangers selon eux au métier, comme la participation de juges aux manifestations, ou leur implication en politique, ou encore leur manie de classer les postes judiciaires en « prestigieux et non prestigieux », n’hésitant pas à recourir aux pistons pour décrocher tel ou tel poste.
« Les signataires de ce document pensent que l’audace d’un juge ne passe pas par l’irrespect des lois en vigueur pour satisfaire ses propres ambitions, ou pour s’attirer les compliments et les applaudissements sur les réseaux sociaux, poursuit le texte. La véritable audace réside dans le respect et l’application des lois, sans aucune autre considération. »
Et d’ajouter : « Nous avons toujours été persuadés que la solidité de l’édifice judiciaire permet au corps judiciaire de résister, malgré la déchéance d’un État failli, qui ne se soucie pas de l’appauvrissement de sa population, ni ne cherche à briser le blocus qui lui est imposé, ni n’adopte une politique pour faire face au virus, un État coupable d’une négligence flagrante s’élevant au rang de délit, et qui refuse effrontément d’assumer la responsabilité de la destruction de Beyrouth. »
Les juristes citent nombre d’exemples vécus de ce qu’ils considèrent comme des entorses à l’indépendance et à la bonne marche de la justice, et qui n’ont pas été sanctionnées par l’Inspection judiciaire, « des brèches que le ministre de la Justice ne s’est pas empressé de colmater ». Ils évoquent « un déséquilibre dangereux et destructeur, qui brise l’obstacle virtuel entre un juge qui émet des jugements dans un tribunal et un juge lui-même jugé par des journalistes d’investigation sur les écrans de télévision, sans garde-fous, au nom du peuple comme ils le prétendent », ce qui encourage « l’usurpation du mandat légal qui devrait être exclusivement celui des juges ».
Mais même si tout le monde savait qu’auraient ils pu faire ?!?!
20 h 57, le 14 août 2020