«Il y aura un avant-4 août 2020 et un après… » Les mots sont d’Emmanuel Macron et reflètent certainement l’état d’esprit de nombreux Libanais, à commencer par les habitants des quartiers sinistrés de la capitale. À ces derniers, un pouvoir normal penserait rendre un tant soit peu justice en leur concédant une espèce de droit de regard privilégié sur leur avenir et celui de leurs enfants dans ce pays, lorsqu’ils n’ont pas été fracassés dans l’explosion, ensevelis sous les décombres ou encore n’ont pas perdu un ou plusieurs organes…
Mais on est loin du compte. Le « pouvoir normal » est une notion devenue, au fil des années, totalement étrangère à l’État libanais. Elle l’était déjà beaucoup depuis la guerre civile, elle l’est davantage encore depuis ce jour de mai 2008 où, à la suite d’un coup de force milicien dans les rues de Beyrouth, les protagonistes politiques libanais réunis à Doha, au Qatar, décidèrent d’enterrer la République libanaise, sa Constitution et ses lois, pour consacrer à sa place un système fondé sur le « consensus », terme élégant et civilisé qui désigne des horreurs, à savoir le donnant-donnant, le clientélisme-roi, le sectarisme étriqué, l’incurie généralisée et la corruption rampante, ou alors, quand l’un ou l’autre zaïm regimbe, les blocages et les impasses.
Aujourd’hui donc, le pouvoir libanais s’efforce de faire en sorte que l’après-4 août ressemble à l’avant. La présidence de la République s’enfonce dans le déni au sujet des responsabilités politiques derrière la tragédie et s’essaye de nouveau aux jeux politiciens, tout en continuant d’un côté à couvrir la milice iranienne et de l’autre à vociférer au sujet de la souveraineté. N’étant plus à une contradiction près, elle y ajoute une demande aux participants à la visioconférence des donateurs de créer un mécanisme propre pour distribuer l’aide, reconnaissant ainsi à la face du monde entier que l’État libanais n’est plus digne de confiance et qu’il convient de le contourner. La présidence du Parlement n’a cure de ce qui se passe et ne se mobilise que lorsqu’il s’agit de corriger l’impertinent Premier ministre qui a osé proposer d’écourter le mandat de la législature. Lequel se retrouve par terre, non sans avoir lancé des imprécations dans le cadre d’une devinette puérile sur l’identité des destinataires. Quant au patron de la milice iranienne, il doit s’exprimer ce soir, jour-anniversaire de la fin de la guerre de l’été 2006, pour nous parler encore une fois de sa « victoire divine » sur Israël. Quatorze ans plus tard, on voit bien les effets de cette « victoire » dans le quotidien des Libanais. Peut-être devrions-nous à ce sujet donner quelques leçons aux Émirats arabes unis.
Mais ne nous leurrons pas. L’opposition parlementaire n’est pas en reste. Pour elle aussi, le business as usual est de mise. Depuis la formation du gouvernement Diab – en fait depuis le 17 octobre 2019 –, l’ambiguïté est le maître-mot chez les trois principales forces politiques qui la composent. Et rien n’a changé après le 4 août, en dépit d’une certaine hausse de tonalité. On tombe à bras raccourcis sur Baabda, mais on ménage Aïn el-Tiné ; on parle du délitement de l’État, mais on continue à jouer le jeu politicien, refusant de quitter un Parlement qui n’est plus qu’un conglomérat de discrédits ; on réclame la mise en œuvre des réformes, mais n’avait-on pas contribué à entraver les pourparlers avec le FMI ? Et, pour couronner le tout, on continue à se taper dessus… pour des raisons tactiques, nous rassure-t-on. Comme si le 4 août ne suffisait pas pour que l’on passe à la phase stratégique.
Et que dire des groupes de la société civile ? Ceux-là même qui ont accompagné de manière prometteuse le mouvement de contestation à ses débuts, avant de montrer assez vite des signes d’essoufflement et même de peur ? Pressés de s’accorder sur tout, ils ne se sont accordés sur rien, laissant la rue orpheline sombrer dans une violence stérile, un jeu dans lequel le pouvoir est toujours garanti de sortir vainqueur. Et aujourd’hui, après le 4 août, le silence strident de ces groupes prive cruellement la rue en ébullition de slogans et d’objectifs clairs et concrets, clés de toute mobilisation réussie. Le temps n’est-il pas venu d’aller au-delà du kellon yaani kellon (tous veut dire tous), qui a certes fait ses preuves, mais ne peut pas constituer un plan d’action en soi, encore moins un programme politique ?
Que reste-t-il sinon une communauté internationale passablement échaudée qui, choquée par le cataclysme du 4 août, tente vaille que vaille de se remobiliser autour du Liban? Hélas, en l’absence de vrai répondant à l’intérieur, avec des partis politiques qui se discréditent un peu plus chaque jour; avec, malgré ce discrédit, une société civile qui semble terrorisée à l’idée de se mesurer à eux dans des élections, la lassitude à l’égard de ce pays finira par revenir. Une extrémité qu’il faudra éviter. À tout prix.
c est le seul article qui m a convaincu pauvre Liban
19 h 13, le 14 août 2020