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Culture - Ces couples confinés

Saadé et Boutros : voyager en restant statique, un sujet très inspirant

Après plus d’un mois de confinement dans leur appartement beyrouthin, les deux artistes évoquent avec humour, distanciation et profondeur le périple inédit de leur couple et de leurs créations.


Portrait de Charbel-joseph H. Boutros par Stéphanie Saadé et vice versa. Photo DR

« Imprévu, inspirant, interminable. » Les trois adjectifs choisis par Stéphanie Saadé pour qualifier la situation actuelle révèlent bien les émotions contradictoires qui se chevauchent, même si elle insiste sur la chance de pouvoir ralentir le rythme de son existence. « Le confinement est plus doux à deux, lorsque les personnes s’aiment ; le temps s’écoule différemment, il ne répond plus à une logique linéaire de productivité », ajoute son époux Charbel-joseph H. Boutros.

Tous deux expliquent que leurs journées dans leur appartement beyrouthin ont changé de visage. « Nous avons plus de temps pour cuisiner, jardiner et lire. La gestion de l’intendance est assez fastidieuse, et il y a les visites hebdomadaires à nos parents, à distance, masqués, pour les saluer dans le parking de l’immeuble ou sur le toit. Parfois, nous essayons de nous échapper en voiture pour aller dans la nature, dans des endroits déserts, regarder la mer ou les fleurs, et marcher », décrit la jeune plasticienne, dont les projets artistiques ont brutalement été interrompus.

« À Amsterdam, je devais présenter en avril, à la galerie Akinci, qui expose régulièrement mon travail, de nouvelles œuvres. La grande installation centrale est composée de dix rideaux, provenant de ma sphère familiale, brodés de manière artisanale, avec les trajectoires correspondant à la période où j’ai habité la maison. Le matériau est marqué, jauni et délavé par le soleil ; il raconte une histoire. La deuxième grande pièce exposée, The Travels of Here and Now, que j’avais déjà présentée au musée Van Loon d’Amsterdam, contient des fragments de peintures inspirées par les œuvres d’un peintre néerlandais du XVIIIe siècle, Jurriaan Andriessen. Je préparais également pour le mois de mai, avec la galerie Anne Barrault, une exposition à la foire de Bruxelles », relate celle qui est en train de préparer la sortie d’un livre d’artiste, une biennale en Chine, et des expositions à Paris (galerie Anne Barrault) et à Beyrouth (galerie Marfa’).

Les larmes du galeriste et le musée idéal

Charbel-joseph évoque les aventures de sa dernière exposition, The Sun is My Only Ally, inaugurée le 4 février 2020 au S.M.A.K. Est de Gand, avec un mélange d’humour, de fatalisme et de circonspection. « Cette exposition, dont le commissaire est le directeur du musée, Philippe Van Cauteren, présente l’essentiel de mes œuvres de ces dix dernières années. Au cœur du dispositif, il y a une première exposition, qui est un hommage à l’installation que j’ai réalisée pour Beirut Art Center dans le cadre de Home Works, en octobre 2019. Ce projet essaye de canaliser les différents flux qui régissent le milieu de l’art. On y trouve une sphère qui contient une larme de mon galeriste, mélangée avec l’eau de l’Atlantique, qui symbolise l’intime et l’universel. En face, un musée flottant, que j’ai réalisé spécialement pour la sphère de verre, avec un ami architecte, et qui incarne l’idée que l’exposition idéale d’une œuvre n’existe pas. Comme par hasard, ce travail n’a été exposé qu’un seul jour à Beyrouth, car le lendemain de l’inauguration de l’événement, les manifestations ont commencé ! »

Les péripéties de cette installation se sont poursuivies en Belgique, puisque son exposition s’est à nouveau interrompue à cause de la situation sanitaire actuelle. « Autour de la pièce maîtresse de la composition, nous avons installé un catwalk, une sorte de passerelle qui sépare les flux représentés dans cet ensemble. Elle constitue le seul moyen pour l’équipe du musée de naviguer à l’intérieur de l’installation. Pendant toute la durée du projet, ils ne toucheront pas le sol de l’exposition, et ils circuleront, comme en lévitation, autour du musée imaginaire », précise l’artiste, qui reconnaît que sa créativité est actuellement ralentie. Ses projets sont pourtant nombreux : la sortie d’une première monographie en 2021, des expositions en France et à Dubaï, et un projet commun avec son épouse dans un musée néerlandais.

Le temps de ne pas se presser, de rêver, de concevoir...

À l’instar de son conjoint, Stéphanie Saadé participe à plusieurs projets artistiques en ligne. « Le commissaire d’exposition Asad Raza a lancé sur Instagram une initiative intitulée Home Cooking, invitant des artistes à intervenir librement : certains font des performances via l’application Zoom, d’autres proposent des liens Instagram... À sept reprises, je présente une fois par semaine des œuvres digitales autour du confinement. La première fois, j’ai publié le calendrier d’un iPhone uniquement composé de S, puisque nos semaines sont à présent constituées de samedis et de dimanches (Saturdays, Sundays). J’ai aussi fait une série de dix dessins sur la chute de cheveux, car comme nous sommes à l’intérieur, nous sommes beaucoup plus concentrés sur l’espace dans lequel nous vivons. Plus récemment, j’ai écrit et publié un poème », précise la jeune artiste, qui partage également des images avec la galerie Grey Noise, à Dubaï, qui les représente son mari et elle. Leur galeriste, Umer Butt, poste les œuvres de ses artistes au fur et à mesure qu’il les reçoit, sans préciser le nom et l’auteur, afin de restituer la pensée de la galerie elle-même, sans souci d’individualité. « J’ai réalisé des images de la poussière sur mes chaussures, que je n’utilise plus beaucoup ces temps-ci. Prises avec un téléphone, ces photos ne sont pas forcément des prouesses techniques, mais elles expriment une forme de poésie, elles créent un sens. Parfois, on peut aussi réagir à ce que postent les autres. Ainsi, certains ont photographié la Lune exceptionnelle du 7 avril, et j’ai réalisé en parallèle une image du cercle qui s’affiche sur nos écrans lorsque nous sommes en attente d’un téléchargement par ordinateur, pour rappeler nos problèmes de connexion au Liban. Ce sont des réflexions visuelles collectives », explique celle qui a aussi réalisé un podcast pour la galerie Akinci à Amsterdam, où elle présente une de ses œuvres, Portrait d’un lac, exposée pour la première fois à la Biennale de Charjah 13, en 2017.

Stéphanie Saadé compare le confinement à un long voyage en train ou en avion. « Il nous laisse le temps de faire des choses sans se presser, de rêver, de concevoir. On a envie qu’il se termine, mais on a peur de perdre une certaine douceur de vivre et de se retrouver dans le monde d’avant, qui allait trop vite. Je trouve le sujet très inspirant, c’est un voyage où on reste statique. L’esprit s’intéresse à d’autres sujets, qui deviennent cruciaux étant donné la situation, et la création a lieu mentalement plutôt que physiquement. On s’attache à des événements infimes qui prennent une autre dimension, à des détails de notre espace intérieur. Ces observations et pensées donneront probablement lieu à des œuvres après la sortie du confinement. Et en même temps, on est constamment en train de passer de l’état d’esprit d’un vacancier à celui d’un prisonnier. »

Sans doute sont-ils peu nombreux ceux qui nieront avoir expérimenté les montagnes russes émotionnelles des reclus sanitaires que nous sommes devenus.




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