Vendredi dernier, par un alignement savant des étoiles et des planètes, nous avons réussi l’improbable, ma femme et moi : organiser une sortie sans notre fils. Depuis notre arrivée au Liban, nous pouvons compter ces moments en tête à tête sur les doigts d’une main. La plupart des membres de notre famille étant à l’extérieur du Liban, trouver une personne de confiance pour le garder relève parfois du défi. On s’est vite rendu compte que contrairement au Québec, où trouver une baby-sitter dans l’entourage – nièce, cousine, voisine – est relativement simple, c’est une toute autre affaire au Liban ! J’ai l’impression qu’ici, les jeunes sont réticents à faire ce type de « jobines » ou petits boulots et dépendent encore de leurs parents pour leurs besoins financiers. La faute aux parents ou aux enfants, allez savoir…
Nous nous sommes promenés à pied, heureux de retrouver quelques instants de liberté. Direction la soirée baptisée la Nuit des idées, organisée par l’Institut français et L’Orient-Le Jour, afin de se changer quelque peu les idées, justement. Une occasion de nous retrouver avec un nombre de personnes pour échanger autour des thèmes citoyens qui nous touchent, très pertinents dans le contexte actuel. Nous avons discuté avec collègues et amis du choix de rester au Liban compte tenu de la situation difficile que nous traversons. Ce ne sont pas les raisons de quitter qui manquent. Le travail est titanesque, le chemin est long, semé d’embûches, et il est difficile d’apercevoir la fameuse lumière au bout du tunnel… Un vieux proverbe chinois – je sais, les Chinois ne sont pas très bienvenus ces jours-ci – dit que le plus long des chemins débute avec un seul pas… Et bien nous en aurons plusieurs à faire !
Pourquoi partir ? La fatigue, l’épuisement émotionnel, le temps qui passe, cette impression d’être pris dans un sable mouvant, nous enfonçant collectivement jour après jour… Quitter le Liban apparaît pour beaucoup comme la solution ultime face aux énormes défis auxquels nous faisons face quotidiennement. Ayant moi-même vécu l’essentiel de ma vie au Canada, un pays magnifique où, comme je ne cesse de l’écrire, il fait très bon vivre, je ne peux que conseiller une expérience pareille. Tout nouveau départ cependant, qu’il soit au Liban ou ailleurs, demande énormément de courage et de travail. Vous me direz qu’au moins là-bas, on construit sur du solide, et cela est certainement le cas si l’on compare à notre contexte actuel.
Pourquoi rester ? Pour, justement, investir cet effort au Liban aujourd’hui, alors que le pays est à terre, que ses institutions sont ébranlées. Pour lentement, mais sûrement, lui redonner vie, structure et surtout équilibre. Pour bâtir cette maison un peu plus à notre image. Pour aider à ériger une nation plus équitable, inclusive, et qui sera un foyer pour tous ses enfants. Nous avons un pays magnifique, travaillons pour nous débarrasser du rebut et commencer à y voir clair. Le diamant à l’état brut ne brille pas, il faut dégager le superflu pour lui donner toute sa noblesse.
Ce travail n’est pas uniquement la responsabilité des Libanais qui décident, envers et contre tout, de rester. Il est aussi de la responsabilité de ceux qui ont choisi de partir. C’est à eux d’établir des liens, des ponts comme autant de lignes de vie et de bouffées d’oxygène qu’ils pourront injecter au pays. C’est à eux de comprendre que le Liban n’est pas uniquement ce lieu d’estivage, avec ses célèbres boîtes de nuit et restaurants, cette destination où l’on vient faire la fête. Le Liban, c’est également celui des industries avec lesquelles il faut coopérer, des institutions qu’il faut mettre en valeur. Nous devons promouvoir notre pays partout où nous nous trouvons. À l’épicerie lorsqu’il s’agit de faire ses emplettes, dans les entreprises lorsque vient le temps de nouer des relations d’affaires, dans les institutions, les écoles et les universités lorsque vient le temps d’établir des échanges. À nous tous, Libanaises et Libanais partout au monde, de s’engager et de poser une pierre à l’édifice. Il y va de notre responsabilité d’aider à reconstruire ce pays. Nous ne sommes jamais à l’abri de tempêtes, mais au moins nous serons mieux préparés à les affronter Kilna sawa – tous ensemble. Kilna yaané Kilna.
Ce carnet de bord est le récit, partagé une fois par semaine, du retour de Christian Kamel, son épouse et leur fils au Liban. Alors qu’ils sont si nombreux à vouloir quitter le pays du Cèdre, un émigré fait le chemin inverse. Parce que ce pays, qu’il a quitté enfant, est aussi le sien.
Les épisodes précédents
Beyrouth, la ville aux ailes brisées
Parenthèse de chaleur dans l’hiver canadien
Ces émotions qui nous unissent
La révolution (pas si) tranquille libanaise
Baptême de feu au cœur de la révolution
Libanité, entraide et hospitalité !
Le sentiment d’un retour aux sources
À contresens, nous rentrons au Liban !
commentaires (3)
Je pense par exemple a l'écrivain Konstantínos Kaváfis qui était d'apres Wikipedia un égyptien (Égypte ottomane), né en Alexandrie, mais il se considerait certainement grecque. J'ai entendu dire qu'il avait meme un certain mépris pour l'Egypte "son pays". Pour lui, "son pays" c'etait clairement sa culture, son héritage et son histoire la Grece, comme grecque pontique (déscendants des grecques de Constaninople etc.) .... Je dis tout cela car il me semble difficile de décider si pour construire "notre pays" il faut un territoire spécifique ou si c'est possible partout car c'est un pays "conceptuel".
Stes David
12 h 36, le 07 février 2020