Les incidents de la nuit du samedi à dimanche au centre-ville de Beyrouth, alors qu’une manifestation pacifique était programmée dans les alentours du Parlement, ont offert un spectacle qui a cloué de stupeur l’ensemble des Libanais : pluie de bombes lacrymogènes lancées par la brigade antiémeute des Forces de sécurité intérieure (FSI) contre les manifestants, en réponse à une attaque à l’aide de pierres et de pétards. Une course-poursuite très loin du voisinage du Parlement, bien au-delà du siège du parti Kataëb à Saïfi, qui a pratiquement duré jusqu’à l’aube. Une brutalité dans les gestes et les attitudes. Comment expliquer une telle flambée de violence, qui fait suite à un traitement musclé des manifestants à Jal el-Dib par l’armée la veille ?
La ministre de l’Intérieur Raya el-Hassan a publié hier un communiqué dans lequel elle assure « avoir suivi les événements de la veille toute la nuit avec inquiétude, tristesse et stupeur ». « En raison de l’intervention d’éléments infiltrés et la dispersion des tâches qui incombent aux forces de l’ordre, et afin que les responsabilités ne se perdent pas et que les droits des manifestants soient préservés, j’ai demandé au commandement des FSI d’effectuer une enquête rapide et transparente », a-t-elle poursuivi. Des sources de sécurité ont assuré à la chaîne LBCI que même si l’enquête est loin d’être terminée, la version complète des incidents du samedi soir est connue, et que les infiltrés responsables des débordements ont bel et bien été identifiés.
Fait marquant et inédit depuis le début de l’insurrection : le directeur général des FSI, le général Imad Osman, est descendu dans la rue pour s’adresser aux agents des FSI et aux manifestants, alors même qu’un nouveau rassemblement était organisé au même endroit hier soir. Il a tenu à rassurer les manifestants de vive voix et leur demander de préserver le caractère pacifique de leur mouvement, mais n’a pas répondu à de nombreuses questions, comme celle de savoir qui sont ces personnes en civil qui se sont permis d’arrêter des protestataires la veille. En soirée, quelque temps avant que de nouveaux débordements ne soient constatés dans la rue, Raya el-Hassan a annoncé dans un tweet avoir tenu une réunion avec le commandement des FSI afin « d’évaluer les développements sécuritaires de la veille », insistant auprès du général Osman « sur le droit de manifester dans le cadre du respect des lois et des critères mondiaux ».
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De qui répond la brigade antiémeute ?
Selon l’ancien ministre de l’Intérieur Marwan Charbel, « les directives essentielles de la brigade antiémeute consistent à protéger les manifestants pacifiques, mais si des débordements sont causés par des individus infiltrés, les forces de l’ordre sont obligées de riposter ». Il a cependant estimé qu’il est « difficile de définir les responsabilités alors qu’il y a eu des blessés des deux côtés », appelant à attendre les résultats de l’enquête. « Je trouve que ce qui s’est passé hier est inacceptable à tous les niveaux, que ce soit l’attaque contre les FSI ou la réaction qui a suivi, souligne-t-il à L’OLJ. Les manifestants ont pu maintenir le caractère pacifique de leur mouvement durant soixante jours, ce qui a ravi le monde entier. Il est dommage de s’en départir aujourd’hui. Peut-être que ce qui est demandé désormais, c’est davantage de coordination entre les forces de l’ordre et les manifestants. La visite du général Osman s’inscrit dans ce cadre. »
M. Charbel fait remarquer que les agents de l’ordre sont sur le terrain depuis soixante jours, et que la fatigue se fait sentir, même s’il est de leur devoir d’assumer cette tâche. « Mais les FSI n’attaquent jamais les manifestants pacifiques, dit-il. La brigade antiémeute prend ses directives avant d’aller sur le terrain, et elle est toujours accompagnée par un officier en charge. Et cet officier a des ordres écrits en cas de débordements. »
Un ancien responsable de sécurité qui a requis l’anonymat se dit pour sa part « profondément étonné » de ce qui s’est passé dans la nuit de samedi à dimanche. « Il est sûr que les agents de la brigade antiémeute avaient des ordres, souligne-t-il. Cette brigade est dirigée par un commandant : si ces débordements avaient duré une quinzaine de minutes ou une demi-heure, j’aurais été tenté de penser que la contre-offensive a été décidée par cet officier sur le vif. Mais le fait que cette offensive ait duré de longues heures jusqu’à l’aube me fait penser que les ordres provenaient au moins du commandement. »
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La police du Parlement, liée au président de la Chambre
Pour ce qui est de la police du Parlement, qui a joué un rôle au cours de cette manifestation, elle n’est, selon les responsables interrogés, ni affiliée au ministère de l’Intérieur ni même aux FSI, et ce même si ses agents portent les mêmes uniformes. Elle relève directement du président de la Chambre des députés qui en nomme les officiers et décide de leur promotion. Une compagnie des FSI et une autre de l’armée sont détachées auprès de cette police : ces compagnies restent administrativement reliées à leurs administrations mères, mais suivent les ordres de l’officier en charge.
D’un point de vue strictement sécuritaire, l’ancien responsable cité plus haut note deux observations qu’il qualifie de « frappantes », sans pouvoir leur trouver une explication satisfaisante : la première est la quasi-absence de l’armée, alors que celle-ci était très présente aux premières semaines de l’insurrection, notamment pour la protection du Grand Sérail. La seconde est la présence en si grand nombre de la brigade antiémeute et, surtout, cette force de frappe « inédite ». « Ces machines à propulser plusieurs bombes lacrymogènes à la fois n’avaient jamais été utilisées auparavant », dit-il. Il note qu’elles l’ont été contre les manifestants du centre-ville, mais pas contre les partisans sortis de Khandak al-Ghamik.
Dans l’absolu, ce responsable reste incrédule face à « la violence disproportionnée par rapport à la provocation qui a eu lieu ». Il se pose aussi des questions sur l’étendue géographique de la course-poursuite, qui s’est étendue très loin du siège du Parlement, sur l’autoroute côtière. « Est-ce que la protection du Parlement est si capitale pour justifier tout cela ? se demande-t-il. D’autant plus que les concertations parlementaires pour la nomination d’un Premier ministre ont lieu au palais présidentiel de Baabda, non au Parlement, cela n’a donc rien à voir avec la sécurisation des routes empruntées par les responsables. » Il estime cependant qu’une telle violence est peu susceptible de décourager les foules, d’autant que les gens se sont retrouvés dans la rue le lendemain.
Pour sa part, Marwan Charbel estime que « de tels débordements ont lieu dans tous les pays, et les mêmes méthodes sont employées partout », estimant qu’il « ne faut pas essayer de trouver des significations politiques à tout ».
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18 h 30, le 17 décembre 2019