Les forces anti-émeutes tirant des grenades lacrymogènes contre les manifestants, dans la soirée du 14 décembre, dans le centre-ville de Beyrouth. AFP / SERVICES AFP / ANWAR AMRO
Pourquoi ? Pourquoi un tel déversement de violence contre, finalement, quelques centaines de manifestants. Cette question était sur toutes les lèvres, samedi soir, dans le centre-ville de Beyrouth sur lequel planait un nuage de gaz lacrymogène. Pour comprendre la force, l'urgence de cette question, il faut remonter le fil de la soirée.
Samedi, en fin d'après-midi, un face-à-face tendu a opposé entre 16 et 17 heures, des deux côtés du pont du Ring, des dizaines d'individus rassemblés rue Tyane, dans le quartier de Khandak el-Ghamik, considéré comme un bastion du Hezbollah et du mouvement Amal, aux policiers anti-émeutes postés près de l'hôtel Markazia, non loin de la place Riad Solh.
En début de soirée, si le calme est revenu, l’assaut a fait son effet. Le centre-ville de Beyrouth, les places des Martyrs et Riad el-Solh, épicentres du mouvement de contestation depuis près de deux mois, sont vides. Aucun manifestant, pas même un vendeur de maïs. Dans les rues sans lumière ne se trouvent que des membres des forces de sécurité intérieures (FSI), casqués et en rang, déployés sur toute la largeur de l’avenue Béchara el-Khoury, au niveau de l’Oeuf. Des véhicules militaires sont positionnés un peu partout.
Vers 18h, une centaine de manifestants, peut-être 200, se rassemblent toutefois devant un accès au Parlement, bloqué par les FSI, dans la rue Weygand, celle où se trouve la municipalité de Beyrouth. Parmi les contestataires, des jeunes, venus de Beyrouth, de Tripoli et d’ailleurs, des hommes, des femmes. Certaines ont le brushing bien fait, l’une arbore des boucles d’oreilles dorées et un manteau qui pourrait être en fourrure. Elle semble prête à aller dîner en ville en ce samedi soir. Non loin d’elle, sur le trottoir, deux hommes discutent, dont l’un est assis dans sa chaise roulante.
Parmi les manifestants, l’on trouve aussi Lina Boubess, cette maman libanaise immortalisée par la photographe Myriam Boulos, alors qu’elle s’agrippait à un jeune homme que les forces de l’ordre tentaient de dégager, lors d’un sit-in, le 19 novembre dernier, contre la tenue d’une séance législative au menu de laquelle se trouvait une loi d’amnistie controversée.
« C’est vrai, nous ne sommes pas nombreux aujourd’hui, dit-elle. Les gens sont fatigués. La révolution dure depuis deux mois. Mais il faut s’accrocher, il faut maintenir la pression », lance-t-elle, avec une force qui détonne en comparaison de sa frêle carrure. Autour d’elle, des manifestants entonnent un air de Noël, dont les paroles ont été revisitées : c’est le désormais célèbre « Hela Hela Ho » qui remplace les strophes sur les sapins, les elfes et autres plaisirs de Noël. Un homme, à la voix de stentor, salue, sans mégaphone, les manifestants de tout le Liban, « de la place el-Nour, à Tripoli, à Nabatiyeh ». « Révolution ! », lui répondent les manifestants, qui enchaînent immédiatement avec leur autre mot d’ordre : « Pacifique ! ».
Vers 19h, alors que l’on sent que la manifestation commence à toucher à sa fin, tout bascule.
Les FSI chargent
Au niveau de la municipalité, des hommes des FSI se rangent en ligne. Leur chef mouline l’air de ses bras devant des hommes aux visages tendus. Quelques secondes plus tard, des cris. Un flot de manifestants fuit à toutes jambes le lieu de rassemblement, vers l’immeuble du Nahar. Face à eux, les FSI chargent, bâtons levés. Une explosion. Une deuxième. L’air se remplit d’un gaz épais qui attaque les yeux, se répand en une volée trop poivrée dans les narines jusque dans la bouche et les poumons. Les manifestants fuient dans les artères perpendiculaires, vers la mer. Quelques minutes plus tard, un homme est évacué par ses camarades. Un autre est assis sur le trottoir, crachant ses poumons, les yeux ruisselants de larmes.
Si de rares manifestants sont venus avec des masques à gaz, la très grande majorité en sont dépourvus. « Quelqu’un a un oignon, quelqu’un a un oignon ? » hurle une jeune fille. Une autre accourt : « J’en ai un ! » Ce n’est pas la première fois, depuis le début du mouvement de contestation, que les forces de l’ordre aspergent les manifestants de gaz lacrymogène. Les manifestants ont appris.
Toute la rue Weygand baigne désormais dans un nuage de gaz lacrymogène. Les manifestants reculent, mais ils ne veulent pas partir. Ils remontent au front, reculent à chaque nouvelle salve. Le temps que la brise fasse son effet, certains avancent à nouveau.
Une femme d’une cinquantaine d’années peste en descendant la rue Allenby. Lorsqu’on lui demande ce qu’elle pense de cette répression, elle cherche ses mots, un peu désemparée. A deux mètres, sur le même trottoir, un homme aux cheveux gris tourne en rond. Il avance, il recule, avance à nouveau vers la rue Weygand. Son manège suinte la rage et l’impuissance. Puis il laisse éclater sa colère, lâche une bordée d’insultes contre le chef du Parlement, Nabih Berry. « Voilà, mon mari a répondu pour moi », dit alors la femme.
Un peu plus loin, Camille, un Libanais d’une vingtaine d’années, descend lui aussi la rue. Il a décidé de partir. « Ce qui se passe est tellement navrant. Les manifestants étaient pacifiques, je ne comprends pas ce pouvoir. Et eux n’ont pas compris que nous ne sommes plus en 2015 », ajoute-t-il, en référence aux manifestations, qui avaient fait long feu, contre la crise des déchets qui plombait, alors, le Liban. « Aujourd’hui, nous irons jusqu’au bout », assure-t-il, alors que l’air est rempli des sirènes des ambulances.
Une répression disproportionnée
Comment en est-on arrivé à ce grand dérapage? Certains manifestants affirment que des éléments extérieurs, des anti-révolution, ont tenté d’attaquer les manifestants. D’autres expliquent que certains manifestants ont commencé à s’attaquer aux barrières érigées sur la voie menant au Parlement, qu’ils ont lancé des pierres sur les forces de l’ordre. D’autres, enfin, à l’instar de Marcelle Rached, une manifestante indépendante qui a une tente sur le parking des Lazaristes, et qui était au rassemblement aux abords du Parlement, assurent que ceux qui ont jeté des pierres sont des éléments infiltrés pour faire déraper la manifestation.
Quoi qu’il en soit, l’ampleur de la répression, face au nombre de contestataires, est tout à fait disproportionnée. Au fur et à mesure que les minutes passent et que la répression se durcit, il devient clair que l’objectif des forces de sécurité n’est pas de chasser les manifestants des abords du Parlement, mais de les dégager du centre-ville, purement et simplement.
Vers 19h45, les forces de l’ordre arrosent de gaz lacrymogène les manifestants qui se sont désormais repliés au pied de l’immeuble du Nahar. Des grenades viennent atterrir à quelques mètres seulement des ambulances de la Croix-Rouge qui traitent les nombreux blessés. En soirée, la défense civile fera état de 54 manifestants blessés et traités sur place, et 35 évacués vers des hôpitaux. La plupart sont des cas d’étouffement, dus aux bombes lacrymogènes. Les FSI, eux, feront état de 20 agents évacués vers des hôpitaux.
Les manifestants sont contraints de reculer. Il n’y a rien à faire, sinon fuir, face au gaz lacrymogène. Les manifestants restent néanmoins sur le grand parking jouxtant la statue des Martyrs. Pendant plusieurs heures, les forces de l’ordre tirent à intervalles réguliers des gaz lacrymo. Au bout d’un certain temps, face aux lumières des grenades qui explosent au-dessus de la place, pour se diviser en une série de lucioles malfaisantes, les manifestants s’extasient comme devant un feu d’artifice, avant d’entonner une chansonnette pour enfants. Face à la répression, les manifestants ont de nouveau un sursaut d’humour. Cet humour dont Romain Gary disait qu’il est « une déclaration de dignité, une affirmation de la supériorité de l’homme sur ce qui lui arrive ».
Les exclamations sont coupées par un cri : « Ils chargent par en haut ! ». La foule se retourne pour découvrir des hommes casqués, en uniforme, qui dévalent la place des Martyrs. La course effrénée reprend, cette fois-ci vers le grand axe routier Georges Haddad, au nord de la place. Là même où quelques minutes plus tôt, à 20h, des dizaines de manifestants tapaient sur tout ce qu’ils trouvaient de métallique. Un fracas devenu coutumier depuis le début de la révolte.
« Je ne comprends pas »
Malgré tout, des manifestants déterminés reviennent, par le haut, sur la place de Martyrs. Du parking qui surplombe la place, ils observent les tirs de gaz lacrymogène qui se poursuivent contre les irréductibles qui tentent de tenir leurs positions non loin de l’immeuble du Nahar. Parmi ceux qui sont rassemblés sur le parking, Loujain, Lina et Paul, trois jeunes Libanais venus manifester après leur journée de travail.
« Je ne comprends pas, nous sommes dans une démocratie, non ? Et dans une démocratie, on a le droit de manifester, n’est-ce pas? » lance Lina, une jeune femme d’une trentaine d’années qui travaille dans une librairie. Quand on lui demande pourquoi elle est là, malgré la répression, elle répond, sur un air d’évidence : « Mais pour défendre nos droits bien sûr ! ». Quand on l'interroge alors sur ses revendications, la jeune femme hésite, cherche ses mots. « Nous sommes fatigués de toujours réclamer la même chose... Nous demandons nos droits les plus basiques. Par où commencer ? » lâche-t-elle enfin. Son ami, Paul, qui travaille également dans une librairie, vient à sa rescousse. « Nous demandons de l’eau, de l’électricité, des emplois pour les jeunes, la fin de la corruption, avoir accès aux hôpitaux. Nous demandons le minimum en fait, juste de pouvoir vivre dignement », dit-il. « Ils ne comprennent pas qu’on ne peut plus continuer comme avant. Que la crise économique n’est pas liée à la révolution, qu’elle plonge ses racines dans leur non gestion des affaires et ce depuis trente ans », ajoute Loujain, employée dans une entreprise automobile. « Ils » ce sont, bien sûr, tous les politiques dont la rue demande, depuis le 17 octobre, qu'ils dégagent. « On ne peut pas mourir comme ça », dit alors Lina, et l’on ne sait pas si elle parle de la révolution ou du peuple libanais. « Aujourd’hui, nous avons peur oui, face à cette répression », dit encore Loujain, qui frémit à chaque explosion.
« Ils vont charger ! »
Un nouveau cri : « Ils vont charger ! » Et la panique, de nouveau. Loujain et Paul ne trouvent pas Lina. Elle avait dit qu’elle voulait descendre, aller rejoindre les plus déterminés. Des tirs de lacrymogènes viennent désormais, aussi, de la partie supérieure de la place. L’étau se resserre. Paul et Loujain fuient en courant, tout en criant le nom de Lina. En vain.
Autour d’eux, les manifestants fuient le centre-ville, certains se replient sur Gemmayzé, dont l’entrée est barrée par un déploiement de militaires.
Un autre cri. Subitement, une vague de manifestants remonte, en courant entre les voitures, l’avenue Georges Haddad, et passe devant Paul. Derrière eux, des dizaines de FSI, casqués, harnachés de protections, qui les pourchassent en courant. Et de nouveaux tirs de gaz lacrymogène.
Une jeune femme tente d’entrer dans la rue de Gemmayzé. Un soldat lui barre le passage. « Plus personne ne passe ! » crie-t-il. La jeune femme crie plus fort. « Non, tu dois me laisser passer, je veux passer, je dois passer ! ». Le carrefour, derrière elle, est désormais noir, de la couleur des FSI qui chargent. « Calme-toi », lance alors le militaire à la jeune femme, en la laissant entrer dans Gemmayzé.
Derrière le cordon miliaire, des manifestants observent, incrédules, la charge des FSI. « Mais pourquoi, pourquoi une telle violence ? » entend-on.
Pourquoi ? Pourquoi un tel déversement de violence contre, finalement, quelques centaines de manifestants. Cette question était sur toutes les lèvres, samedi soir, dans le centre-ville de Beyrouth sur lequel planait un nuage de gaz lacrymogène. Pour comprendre la force, l'urgence de cette question, il faut remonter le fil de la soirée.Samedi, en fin d'après-midi, un face-à-face tendu a...
commentaires (10)
Par contre je trouve que nos forces de l’ordre sont des élèves des bonnes sœurs en comparaison avec comment réagissent les CRS en France à l’encontre des gilets jaunes et des casseurs. Les forces de l’ordre doivent sécuriser les manifestations et sévir davantage contre la racaille qui se faufile parmi les manifestants.
Chadarev
08 h 09, le 16 décembre 2019