C’est leur histoire. Celle d’Ahmad*, 28 ans, comptable dans une entreprise privée à Nabatiyé, qui « manifeste contre la corruption et le système politique, le népotisme et les quotas ». Celle de Nada Hamdach, 25 ans, orthopédagogue à Tripoli, qui veut être désormais reconnue en fonction de « ses compétences et non de sa confession ». Ou encore celle de Youssef Rami Fadel, 30 ans, enseignant et guide touristique à Tannourine, qui « rêve juste d’un pays où l’on peut vivre dignement ». C’est leur histoire et celle de centaines de milliers d’autres Libanais qui descendent dans la rue, comme un seul homme et à travers tout le pays, depuis le 17 octobre dernier.
En un mois seulement, ces révoltés des quatre coins du pays ont rappelé à tous ceux qui l’avaient oublié, ceux qui refusaient de le voir ou ceux qui n’y croyaient plus, tout ce que les Libanais ont en commun. En quelques semaines, ils ont fait preuve de plus de fraternité que durant toute l’histoire contemporaine du Liban.
Au-delà des appartenances communautaires et sociales, les individus sont devenus un corps, puis le corps a ressemblé à un peuple et le peuple à un embryon de nation. « J’avais perdu confiance en moi, en mon peuple et en mon pays. Et pour la première fois de ma vie, je me sens fier d’être libanais », s’enthousiasme Shérif Boutros el-Hachem, 21 ans, originaire de Aqoura. « Ce mouvement est apparu comme une nouveauté dans l’histoire libanaise », constate Gilbert Achcar, professeur en relations internationales à la SOAS, Université de Londres. « La division entre “eux” et “nous” n’est plus entre maronites, chiites ou druzes, mais entre ceux d’en bas, le peuple, et ceux qui profitent du système », ajoute-t-il.
(Lire aussi : Une double dose de provocation, l'éditorial de Issa GORAIEB)
« Une renaissance nationale requiert plusieurs générations »
Le Liban vit un de ces moments fondateurs où la réalité communautaire, sans pour autant disparaître, ne semble plus être un obstacle fondamental à la formation d’une nation. « Les gens ont pris conscience que le confessionnalisme est une arme entre les mains des dirigeants, qui leur sert à assurer leur emprise sur des sections de la population et à diviser le peuple », dit Gilbert Achcar.
La révolution par le bas peut-elle pour autant transcender tous les clivages ? L’histoire du Liban est une succession de compromis entre les représentants des différentes communautés, un équilibre très subtil entre la volonté de vivre ensemble et la sensibilité des asabiyas. Six ans après le pacte national de 1943, l’entente originelle sur laquelle repose le Liban moderne, Georges Naccache écrit son éditorial le plus célèbre, d’une terrible actualité, intitulé « Deux négations ne font pas une nation ». Avec une plume acerbe, le père de L’Orient affirme que le non de la partie chrétienne à « l’Occident » et celui de la partie musulmane à « l’arabisation » ne suffisent pas à dessiner un projet commun. Les Libanais disent aujourd’hui non à la corruption et au clientélisme, aux interférences étrangères et à l’instrumentalisation des appartenances communautaires, à la logique des « fromagistes » et aux seigneurs de guerre. Mais toutes ces négations peuvent-elles désormais faire une nation ? Les images de Tripoli chantant en soutien à Nabatiyé, de Beyrouth promettant de faire la révolution pour Tyr ou d’un pays entier partageant le deuil de Ala’ Abou Fakher, tué par un militaire à Khaldé, peuvent-elles suffire à faire oublier une mémoire collective troublée par la méfiance réciproque entre les communautés ? « Il y a une renaissance nationale, bien sûr, mais nous devons rester prudents, car une réelle renaissance nationale requiert plusieurs générations », rappelle Makram Rabath, professeur d’histoire à l’AUB. Les clivages d’hier pourraient bien réapparaître au moment où la politique reprendra ses droits.
Sujets sociétaux
Le « kellon yaani kellon » (tous veut dire tous) est vite devenu le slogan phare de la contestation. « Je souhaite le renouvellement de toute cette classe sans exception, du plus grand au plus petit », affirme Aya*, la trentaine, exerçant une profession libérale à Nabatiyé. « J’ai voté pour un candidat de Hariri aux dernières élections, mais je ne le referai plus », confie pour sa part Zainab Jaber, 39 ans, qui vit dans la Békaa. La vague de dégagisme ne fait toutefois pas l’unanimité. « Lors des dernières élections, j’ai voté pour les Kataëb, et je pourrais voter à nouveau pour eux », assure Georges Khoury, 28 ans, pharmacien dans le Metn. « Je revoterai pour les Forces libanaises parce que j’ai senti l’esprit de la révolution en eux bien avant le 17 octobre », renchérit Ralph Choueiry, 28 ans, originaire de Bécharré et qui travaille dans la vente d’équipement médical.
Si tous veulent tirer un trait sur le vieux monde, ils ne veulent pas nécessairement construire le nouveau sur les mêmes bases. Les sujets sociétaux qui touchent au rapport entre l’État et la religion font débat au sein même de chaque communauté. Comment en effet concilier l’avis de Ramzi Salmane, architecte et entrepreneur, originaire du Chouf, pour qui « le système doit absolument devenir laïc et totalement indépendant du clergé et des confessions », et celui de Sami el-Jawed, 35 ans, employé à Saïda, pour qui le confessionnalisme est « le seul moyen pour aboutir à une représentation équitable » ? Comment ne pas abîmer le lien qui unit Waddah Ghanaoui, une activiste de 30 ans vivant à Saïda, qui « réclame un code unique et le droit au mariage civil », et Mona, 38 ans, elle aussi activiste à Saïda, qui est « contre l’unification du statut personnel, car cela nierait les spécificités de chaque communauté »? Comment trancher le débat entre Shérif Boutros el-Hachem pour qui « les partis laïcs sont la première étape pour un meilleur futur », et Nada Hamdach « qui affirme ne pas vouloir être représentée par un parti laïc », parce qu’elle « est croyante » ?
Les manifestations unissent aujourd’hui la bourgeoisie et les classes populaires, mais les fractures sociales, au moins aussi importantes que les divisions communautaires, pourraient aussi être l’une des grandes lignes de clivage dans le Liban de demain. « Il faut absolument qu’il y ait des impôts, mais de manière logique, c’est-à-dire taxer les propriétaires et les gens qui ont de l’argent », estime Sami el-Jawed, 35 ans. « Je suis totalement contre une politique fiscale plus forte, surtout en ce moment de crise économique », répond Georges Khoury. « Je suis favorable à une plus forte taxation des revenus si en contrepartie je peux profiter des services publics comme en Europe », lance pour sa part Lamia*, une femme d’affaires du Metn. Tous ces clivages sont-ils pour autant des obstacles à la formation d’une véritable nation ? Ne peuvent-ils pas être tranchés via des élections, à condition bien sûr que les débats soient posés, pour une fois, au niveau national ?
(Lire aussi : Quand le Hezbollah a peur de son ombre)
Oui au Liban et oui à l’Iran ?
L’entrave principale à ce que le Liban devienne une nation moderne ne semble pas être là. Si une partie de la communauté chiite a brisé le tabou de la peur et s’est jointe au reste de la rue pour la première fois de l’histoire libanaise, la question du Hezbollah, de son statut privilégié en tant que Mouqawama (Résistance), demeure la plus sensible de toutes. « Le Hezbollah est aujourd’hui le grand problème du Liban », affirme Ramzi Salmane. « On ne touche pas au Hezbollah, c’est une ligne rouge », assène quant à lui Ali*, 29 ans, habitant dans la banlieue sud.
Au sein de la communauté chiite, la majorité des personnes interrogées défendent la Résistance, mais considèrent que le parti de Dieu n’aurait pas dû s’ingérer dans les affaires politiques. « Quand le Hezbollah est entré en politique, il s’est grillé tout seul », résume Ibrahim*, la trentaine, originaire de Baalbeck.
Au niveau national, les avis divergent. Il y a ceux qui sont pour la résistance contre Israël, mais qui refusent que le parti utilise ses armes au Liban, comme Mokhtar al-Zamar, 57 ans, vivant à Taalabaya dans la Békaa. Il y a ceux, majoritaires, qui soutiennent la résistance contre Israël, mais qui estiment qu’elle devrait relever des prérogatives de l’État et que le parti chiite devrait rendre ses armes, comme Hala Taher, 22 ans, étudiante à Saïda. Il y a enfin ceux qui pensent que ce n’est pas encore le moment d’en parler et que quand « le système corrompu sera tombé, alors la question des armes du Hezb se posera », comme Youssef Rami Fadel. « Si le mouvement devait réussir à l’emporter et changer la nature de l’État libanais, alors je pense qu’il y aura un consensus sur le caractère inacceptable de la présence d’une force armée qui ne dépende pas de l’État lui-même », considère Gilbert Achcar. Mais en attendant, comment justifier cette exception qui pourrait elle-même justifier toutes les autres ? Le Liban devrait renoncer, même provisoirement, à ce qui constitue l’essence du principe de souveraineté, à savoir le monopole de la violence légitime et la décision d’entrer en guerre. « Si l’Iran veut faire une guerre contre Israël, le Hezbollah peut-il faire la guerre pour lui ? Ce genre de sujets doit être débattu à l’échelle nationale », estime Antoine Yammine, 47 ans, commerçant à Zghorta.
Une nation, confrontée à tant de défis majeurs et de natures diverses, peut-elle fabriquer un État moderne si, en outre, une partie de sa souveraineté est confisquée par une autre nation qui ne partage pas les mêmes intérêts ? Autrement dit, peut-on dire oui au Liban et oui à l’Iran sans que ces deux affirmations ne finissent par empêcher la (re)naissance de la plus petite de ces deux nations ?
*Les prénoms ont été modifiés.
Lire aussi
La nomination de Safadi compromise avant même d’être officiellement entérinée
Raisons et horizons du sursaut libanais
Révolte populaire : un mois déjà et tant d’acquis, en attendant le projet politique
Safadi fait l’unanimité contre lui dans la rue révoltée
À Tripoli, on ne veut plus de milliardaires à la tête du cabinet
Interpellations, détentions : « Jamais l’armée n’a été aussi agressive que ces derniers jours »
Mohammad Safadi, homme d'affaires et figure politique traditionnelle de Tripoli
commentaires (6)
Pourquoi Georges Naccache doit se retourner dans sa tombe ? Parce qu'il a omis de citer une 3 eme Negation ! Celle de l'amour du Martyre faite culture !
Gaby SIOUFI
09 h 38, le 05 janvier 2020