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Économie - Électricité

Plan Boustani : des avancées, mais beaucoup trop de points flous

« L’Orient-Le Jour » fait le point sur la réforme de ce secteur stratégique, alors que de nouvelles sources d’inquiétude, concernant notamment la location de navires-centrales supplémentaires, se font jour.

La ministre de l’Énergie, Nada Boustani, lors d’une conférence de presse en avril. Photo DR

Les débats portant sur le budget 2020, examiné actuellement par le gouvernement, ont ravivé les interrogations quant aux modalités de mise en œuvre de la réforme du secteur de l’électricité, portée par la ministre de l’Énergie, Nada Boustani (Courant patriotique libre). La première version du budget 2020, présentée par le ministère des Finances au Conseil des ministres, prévoit une baisse significative (-40 % par rapport à 2019) des avances du Trésor versées à Électricité du Liban pour combler son déficit chronique, sans préciser par quels moyens celle-ci sera obtenue. Résultat, l’article portant sur cette baisse a été mis en suspens et les ministres du CPL conditionnent son vote à l’exécution du plan Boustani, qui se heurte à l’opposition de plusieurs composantes du gouvernement malgré son adoption en avril.

Mais comment le gouvernement compte-t-il compenser cette baisse des avances ? L’Orient-Le Jour fait le point sur la réforme de ce secteur stratégique qui compte déjà plusieurs avancées positives, mais recèle toujours plusieurs points flous qui suscitent des inquiétudes.



La hausse des tarifs repoussée ou compromise ?

En principe, le plan Boustani programme pour début 2020 une augmentation de 180 % des tarifs d’Électricité du Liban (figés depuis 1994 et subventionnés depuis) en parallèle d’une hausse progressive de la production à travers des solutions dites provisoires, qui permettrait à EDL d’assurer plus de 20 heures de courant pour toutes les régions (contre 14 à 16 heures actuellement).

Mais cette hausse des tarifs est une décision politique qui ne fait pas encore l’unanimité au sein du gouvernement. Le Hezbollah, par exemple, est toujours contre cette hausse des tarifs et la conditionne à la fourniture du courant 24 heures sur 24.

Une condition qui semble absurde pour plusieurs interlocuteurs contactés par L’Orient-Le Jour, puisque toute augmentation de la production avant une hausse des tarifs aggravera, selon eux, le creusement du déficit d’EDL. Dans un policy paper daté de mars 2019, le ministère de l’Énergie explique qu’une hausse de la production de 100 mW (mégawatts) se traduira par une hausse de 60 millions de dollars du déficit d’EDL, en se basant sur les tarifs actuels d’EDL et un prix du baril du pétrole à 66 dollars (il était à 62 dollars hier). Tandis qu’une hausse des tarifs d’un cent de dollar par kWh (kilowattheure) se traduira par une baisse de 100 millions de dollars du déficit.

Lors de sa dernière visite au Liban au début du mois, le diplomate français chargé de la mise en œuvre des résolutions de la Conférence de Paris d’avril 2018 ( CEDRE), Pierre Duquesne, avait conseillé de ne pas repousser la hausse des tarifs, et ce en vue de conserver la confiance des donateurs. Mais depuis la semaine dernière, le ministre des Affaires étrangères et leader du CPL, Gebran Bassil, suggère que cette hausse des tarifs soit mise en place mi-2020.



(Lire aussi : Électricité : que prévoit le plan de Nada Boustani ?)


Deux nouvelles barges de Karadeniz pour la solution provisoire ?

Repousser le délai de la hausse des tarifs à mi-2020 devrait permettre au ministère de l’Énergie d’assurer entre-temps une hausse de la production de 1 450 mW supplémentaires à court terme, à travers les solutions « provisoires ». À l’origine, le plan Boustani prévoyait que les compagnies intéressées participent à un seul et même appel d’offres afin de se voir attribuer, dans un même package, à la fois ces projets de production provisoire et les projets « permanents » de construction de nouvelles centrales. Des sources ayant eu accès aux cahiers des charges ont néanmoins affirmé à L’Orient-Le Jour que ces derniers ne concernent que la construction des nouvelles centrales. Il semble donc que finalement, les deux marchés seront attribués de manière distincte à des compagnies différentes.

Si une telle distinction était au départ encouragée par plusieurs observateurs, à l’instar de l’organisation civique Kulluna Irada, afin de garantir la transparence au niveau des coûts de production, elle ouvre cependant la voie à des entreprises n’ayant la capacité de candidater que pour les solutions provisoires, au premier rang desquelles celles qui proposent les navires-centrales.

Effectivement, des sources locales et extérieures ont assuré à L’Orient-Le Jour que le ministère de l’Énergie planifiait bien le déploiement de deux nouvelles barges de Karpowership, filiale de l’opérateur turc Karadeniz, assurant une production totale de 850 mW : une à Deir Ammar avec une capacité de production de 450 mW, l’autre à Zahrani d’une capacité de 400 mW. Elles rejoindraient les deux premières barges louées depuis 2013 par l’État au même opérateur : le Fatmagül Sultan à Zouk et le Orhan Bey à Jiyé, pour un total de 370 mW actuellement déployés. Sollicitée par L’Orient-Le Jour à ce sujet, la ministre Nada Boustani n’a pas commenté.Une telle décision, si elle venait à être confirmée, ne manquerait pas de soulever une levée de boucliers de la part de plusieurs composantes du gouvernement (FL et PSP notamment) et de la société civile. Déjà en 2018, le ministère de l’Énergie avait en effet été contraint d’abandonner, après plusieurs tentatives, le lancement d’un appel d’offres pour la production de 850 mW, face à de sérieux soupçons de manipulation des cahiers des charges en vue de favoriser Karadeniz.

Outre ces soupçons, la question du coût de ces barges alerte plusieurs observateurs. « Le seul coût de location est monstrueux. Depuis 2013, la location des deux premiers navires a coûté plus d’un milliard de dollars, et ce sans compter le prix du kWh qui est aussi surfacturé », dénonce une des sources interrogées.

L’alternative « terrestre » à ces barges serait l’installation de petites unités de production au gaz butane dans différentes régions du Liban. Le choix de ces installations, qui devraient nécessiter entre trois et six mois de travaux, avait été recommandé par la Banque mondiale et pourrait être proposé par GE ou encore Siemens, les deux favoris de l’appel d’offres pour les constructions de centrale. Il n’en demeure pas moins que, selon nos informations, le ministère de l’Énergie envisage d’opter pour les petites unités (une à Jeb Jennine et une autre à Bint Jbeil, de 50 mW chacune), mais uniquement en complément de l’offre de Karadeniz.



Deux nouvelles centrales au lieu de trois ?

Comme indiqué plus haut, le ministère de l’Énergie s’apprête à lancer l’appel d’offres pour la construction de deux nouvelles centrales (cycles combinés de gaz et de fioul) et la vente d’énergie à l’État sur 25 ans devant aboutir à la signature de deux accords d’achat d’énergie à long terme (power purchase agreement).

D’après les cahiers des charges, actuellement examinés par un comité interministériel, l’appel d’offres concernera une nouvelle centrale à Selaata d’une capacité de 750 mW et une autre à Zahrani de 650 mW.

Il s’agit là d’un changement de dernière minute, puisque le plan Boustani prévoyait la construction de trois nouvelles centrales pour la même capacité totale : Selaata (550 mW en 2023) ; Zahrani (550 mW en 2023) et Hraiché (300 mW en 2024). « Le ministère n’a fourni aucune explication sur ce changement. Mais de prime abord, nous l’interprétons comme une volonté de privilégier Siemens par rapport à GE. L’entreprise allemande étant plus compétitive sur les centrales à plus grande capacité de production », estime une source proche du dossier. Sollicitée également sur ce point, Mme Boustani n’a pas réagi. Malgré ces zones d’ombre, la procédure suit son cours. Le ministère de l’Énergie a déjà entamé en juillet la préqualification des compagnies intéressées par l’appel d’offres. Mais en baptisant cette étape « classification ». « Cette terminologie lui permet de ne pas associer la Direction des adjudications (DDA) à ce stade », confie une autre source.

En parallèle, les cahiers des charges « qui ont été préparés par les consultants Fichtner, Bredin Prat et Uria Menendez, en collaboration avec la Banque mondiale et la Société financière internationale », devraient être adoptés par le Conseil des ministres avant la fin du mois, selon Mme Boustani. Là encore, le rôle qu’aura à jouer la DDA dans la validation de ces cahiers des charges n’est aucunement mentionné. Pire, une source souligne auprès de L’Orient-Le Jour que le cabinet allemand Fichtner a vu plusieurs de ses filiales mises sur la liste noire de la Banque mondiale pour pratiques frauduleuses. La plus récente date de juin 2017, puisque l’une d’elles a été radiée pour 15 mois en raison de faits avérés et reconnus de corruption sur un projet d’énergie en République démocratique du Congo. Il convient de préciser que Fichtner a également travaillé sur le contrat (PPA) de la centrale de Deir Ammar II, qui doit être partiellement fonctionnelle en 2021 et totalement en 2022.

Le Conseil des ministres avait approuvé en mai 2018 la modification du contrat avec la société grecque J&P AVAX (en consortium avec le groupe ZR des frères Rahmé). Elle sera en charge de la construction de la centrale (les travaux doivent débuter avant la fin de l’année) et de la vente d’énergie à 2,95 cents/kWh sur 20 ans. Kulluna Irada, qui était représentée lors de la dernière réunion mensuelle organisée par Mme Boustani avec les donateurs internationaux, a interrogé la ministre sur la nature des changements apportés à ce contrat en indiquant que le procès-verbal de la session du Conseil des ministres en question ne comportait aucun détail. En vain.


(Lire aussi : Le plan Boustani adopté, quid de l’Autorité de régulation ?)


Une autorité de régulation sans pouvoir exécutif ?

Autant de zones d’ombre dans ces différentes procédures d’attribution de marchés publics qui auraient pu être évitées si une autorité de régulation du secteur de l’électricité avait été créée comme cela est prévu par la loi 462 votée en 2002. Cette autorité est censée organiser et contrôler ce secteur, et s’assurer du respect de la transparence et de la concurrence, avant d’octroyer des licences de production d’énergie au secteur privé.

Une autre loi (n° 288), votée en avril 2014, a amendé la loi 462 pour permettre à l’exécutif d’octroyer des licences de production au secteur privé pendant deux ans, en attendant la création d’une autorité de régulation. En 2016, une nouvelle loi a prolongé ce délai jusqu’en 2018. Sous l’impulsion de Mme Boustani, les députés ont voté, en avril 2019, une loi similaire pour prolonger encore une fois ce délai de trois ans, mais celle-ci a été partiellement invalidée deux mois plus tard par le Conseil constitutionnel.

Face à cette situation, les donateurs de la CEDRE, Paris en tête, avaient décidé de suspendre un premier versement de 500 millions de dollars de la part de la Banque mondiale au ministère de l’Énergie. La diplomatie française mais aussi dans un second temps les FL avaient demandé à Washington de faire pression, en tant qu’actionnaire majoritaire de la BM, pour obtenir cette suspension. L’ensemble des donateurs estimait en effet que la création de cette autorité de régulation et la nomination d’un conseil d’administration à EDL faisaient partie des prérequis convenus lors de la CEDRE avant l’octroi de tout financement.

La semaine dernière, Mme Boustani a présenté aux représentants des donateurs les grandes lignes d’un projet de loi qui prévoit la création de cette autorité de régulation. Problème : cette autorité est dénuée de tout pouvoir exécutif et n’est dès lors qu’un simple organe consultatif dépendant du ministère de l’Énergie. « Ceci revient tout simplement à vider de son sens cette structure censée être indépendante », déplore une source. Mme Boustani a par ailleurs annoncé que la nomination des membres du CA d’EDL était imminente et qu’un consensus politique avait été finalement trouvé sur la présidence, sans livrer de détails.


(Lire aussi : CEDRE : un an après, où en est-on ?)


Un ou plusieurs gagnants pour l’appel d’offres sur les FSRU ?

S’agissant de l’appel d’offres sur la mise en fonction des trois unités flottantes de stockage et de transformation du gaz liquéfié (FSRU) en 2021 dans les centrales de Deir Ammar 2, Selaata et Zahrani 2, trois consortiums ont été sélectionnés par le ministère de l’Énergie. Selon nos informations, le consortium mené par Qatar Petroleum et Eni a été classé premier, celui mené par Total avec le groupe ZR a été classé deuxième, et celui rassemblant Best on Water, Vitol, Butec, Almabani et Rosneft est arrivé troisième. Mais on ignore encore si le ministère compte attribuer les trois FSRU au même consortium ou bien les répartir. En tout état de cause, les consortiums ont déposé des offres distinctes en fonction des deux scénarios.

Le lancement de cet appel d’offres avait lui aussi suscité plusieurs interrogations, notamment sur la nécessité de commander trois FSRU alors que, pour un certain nombre d’experts, une seule aurait suffi.


(Lire aussi : Électricité : on avance au détriment de la transparence)



Une réduction spectaculaire des pertes d’EDL

Il y a bien un point positif, toutefois, dans l’exécution du plan Boustani : la ministre est en avance sur ses objectifs de réduction de pertes techniques et non techniques. Sur les pertes techniques, qui représentent 16 % de la production, l’installation des câbles de transmission de haute tension de Mansouriyé, Feytroun et Halate est terminée. Tandis que ceux du Hermel et de Tyr sont à 85 % finalisés. Et en ce qui concerne les pertes non techniques (vols et branchements illégaux), qui représentaient jusque-là 21 % de la production, près de 2500 compteurs intelligents ont été installés entre mai et août 2019, et des avancées notoires ont été enregistrées au niveau de la collecte des factures impayées. EDL devrait recouvrir pas moins de 43 millions de dollars à fin 2019, contre 16 millions initialement prévus. Au total, le ministère a désormais pour objectif de réduire de 34 à 12 % l’ensemble de ces pertes d’ici à 2021. Ce qui ne manquera pas de contribuer également à la baisse du déficit d’EDL, puisque, selon les calculs du ministère, une baisse de 1 % de ces pertes permet à EDL d’augmenter ses revenus d’environ 13,33 millions de dollars.



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commentaires (5)

l'électricité, l'eau , les poubelles, les stations d'épuration, les barrages....dans tous les pays du monde on a trouvé des solutions pérennes techniques et financiers. Il n'y a qu'au Liban, où on cherche à "inventer le baroud"...Il est vrai que pour partager le fromage, et vu les appétits des voraces, il n'est pas toujours aisés de trouver le bon compromis.

HIJAZI ABDULRAHIM

11 h 57, le 26 septembre 2019

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Commentaires (5)

  • l'électricité, l'eau , les poubelles, les stations d'épuration, les barrages....dans tous les pays du monde on a trouvé des solutions pérennes techniques et financiers. Il n'y a qu'au Liban, où on cherche à "inventer le baroud"...Il est vrai que pour partager le fromage, et vu les appétits des voraces, il n'est pas toujours aisés de trouver le bon compromis.

    HIJAZI ABDULRAHIM

    11 h 57, le 26 septembre 2019

  • JUSQU,ICI IL N,Y A QUE DES PAROLES ET DES PROMESSES. POINT D,ACTES TANGIBLES.

    MON CLAIR MOT A GEAGEA CENSURE

    09 h 16, le 26 septembre 2019

  • Vous vous attaquez aux symptômes. Il faut s’ attaquer aux causes... 60% de la consommation électrique sert au chauffage et au chauffage de l’eau. Les logements sont mal isolés. Trop peu de gens sont équipés en chauffes-eau solaires. Mettez en places des usines de fabrication de chauffes-eau solaires. Ça créera aussi des emplois... Mettez en place des usines de recyclage des sacs en plastique pour fabriquer des panneaux isolants. Ziad Abi Chaker y arrive très bien, alors pourquoi pas vous? Encore des emplois créés... Et DONNEZ GRATUITEMENT les panneaux solaires et les panneaux d’isolation à tous les foyers sans exception. Ça coûtera moins cher que les subventions d’une seule année à EDL, et ça permettra d’économiser plus d’un milliard de dollars par an pour plusieurs années. Et vois n’aurez plus besoin de centrales supplémentaires, l’existant suffira amplement. Mais (parce qu’il y a un mais) vous ne saurez plus comment calculer ni encaisser vos commissions...

    Gros Gnon

    09 h 00, le 26 septembre 2019

  • "le cabinet allemand Fichtner a vu plusieurs de ses filiales mises sur la liste noire de la Banque mondiale pour pratiques frauduleuses ... en raison de faits avérés et reconnus de corruption" Yess! C’est lui qu’il nous faut! Confirmation du dicton "qui se ressemble, s’assemble’...

    Gros Gnon

    08 h 24, le 26 septembre 2019

  • Le jour ou le CPL ne sera plus responsable du secteur de l'electricite qui a coute 2 milliards de dollars chaque annee depuis 10 ans avec lesquels on aurait pu construire au moins 4 stations solides sur terre et commencer a vendre notre electricite a la Syrie, a ce moment seulement je dirai BRAVO pourquoi ceux qui ont echoues pendant 10 ans n'ont meme pas encore mis en place les CONTROLEURS ET DIRECTION DE EDL A CE JOUR SI CE N'EST QUE LES RESPONSABLES NE VEULENT PAS QU'ON SE MELE DE LEURS TRAFICS HONTE A CE GOUVERNEMENT ET POLITICIENS RESPONSABLES FORT EN CORRUPTIONS UNIQUEMENT

    LA VERITE

    03 h 08, le 26 septembre 2019

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