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Portraits de collectionneurs

Ibrahim Najjar et son rêve d’enfant

Tout le monde connaît le grand juriste, l’éminent professeur, l’ancien ministre de la Justice, mais personne ne se doute que derrière cette carrière et cette carrure imposante, se dissimule un amoureux de l’art, un connaisseur aguerri et un collectionneur passionné.

Ibrahim Najjar. Photo Michel Sayegh

Si, en flânant ce jour-là, la devanture un peu poussiéreuse de cette librairie de quartier ne l’avait pas appelé, un volet de sa vie aurait sans doute pris un autre cours pour ce futur collectionneur. Enfant, Ibrahim Najjar vivait à Tripoli chez ses grands-parents : « C’est à peine si mon grand-père me donnait par semaine de quoi m’acheter une galette, comme si je n’en étais pas méritant. C’est dans une librairie que je dépensais ces quelques sous, notamment sur des romans policiers en arabe traduits du français, et parmi eux les 22 volumes du roman de Rocambole. Il en a fallu des pièces pour acquérir toute la collection. À l’âge de 9 ans, c’est par hasard que je découvre émerveillé le monde de l’art, grâce à de petits ouvrages reproduisant de grands peintres ou de grands sculpteurs, et avec eux toute l’école impressionniste et moderne. Je les ai presque tous achetés, et ils soutiennent encore mon regard d’une façon assez familière. Je les conserve précieusement dans mon cabinet, ils sont la pépite d’or, le point de départ, la pierre angulaire d’une passion. » Depuis ce jour, c’est avec un engouement croissant qu’Ibrahim Najjar fera toujours en sorte de réaliser son rêve d’enfant, acheter les œuvres dont il rêvait, que son regard de petit garçon de 9 ans de la rue Yazbeck dévorait au fil des pages.

Visiter du regard

C’est ainsi que le petit Ibrahim pénètre le monde de l’art et traverse l’enfance les bras et les yeux chargés de formes et de couleurs. À l’âge de choisir une profession, il se rend à Paris pour accomplir ses études supérieures de droit et fait la connaissance d’Eda Mayet, conservatrice du musée Pissarro-Tavet à Pontoise : « C’était la mère d’une amie à moi. Avec elle, j’allais découvrir stupéfait un nouveau volet de l’art, celui de l’abstraction géométrique, et notamment l’école de Denise René. De retour au Liban, je m’empresse d’acquérir trois petites œuvres, dont un paysage de Honfleur à 3 000 livres libanaises que j’ai payé à tempérament, et une œuvre de Rosa Bonheur (artiste française animalière connue pour son réalisme). J’avais estimé que c’était ce que je pouvais trouver à Beyrouth, j’avais 22 ans. » Après avoir découvert l’abstraction géométrique, le regard du jeune Ibrahim se modifie. Il n’aura de cesse de s’intéresser, se documenter et s’instruire, guidé par ses rêves d’enfant et inspiré par la beauté. « C’est là que je réalise, dit-il, que deux cassures dans le monde de l’art avaient eu lieu : celle des fauves, qui consiste à créer des images par la couleur et non par les formes, et le courant où il fallait se contenter de ce qui est ressemblant et que Roland Barthes décrivait comme « horriblement ressemblant » ou encore « de l’admirable mauvais goût ».

L’abstraction géométrique avec ses ramifications (de l’op art aux constructions conceptuelles) demeurait ce qui l’interpellait le plus, sans pour autant dénigrer l’importance des autres mouvements. C’est ainsi qu’au fil des acquisitions, Ibrahim Najjar va retracer à sa façon et dans ses intérieurs sa propre histoire de l’art telle qu’il l’a vécue et ressentie.

J’ai rêvé ma vie

« L’essentiel n’est pas de créer un musée, mais de vivre dans un bel écrin. La beauté stimule l’esprit et pousse à la réflexion saine. » Et d’ajouter en insistant : « Les objets d’art ne sont pas une question d’investissement, c’est la réalisation d’un rêve d’adolescent, voire d’enfant. Je ne suis pas un collectionneur riche, je suis simplement passionné, et pour acheter, il faut aimer. » « N’entre pas sans désir », disait Paul Claudel. Aujourd’hui, sa collection d’art contemporain internationale et libanaise faite sur des coups de cœur se répartit sur différents lieux, de Beyrouth à Paris, en passant par le cabinet de travail, la maison à la montagne ou encore l’espace fondation que le collectionneur vient de créer. Quand on évoque un des premiers achats de valeur, une ombre nostalgique voile le regard d’Ibrahim Najjar : « C’était un flambeau de Diego Giacometti, sculpteur et designer suisse, frère cadet d’Alberto Giacometti ; je l’ai malheureusement mis à la vente un jour, tout comme la tapisserie de Sonia Delauney qui ne trouvait nulle part sa place dans mes intérieurs. J’ai fini par la vendre et je le regrette. Dans la lignée de l’abstraction géométrique, Aurélie Nemours, élève de Fernand Léger, et un magnifique Vasarely furent aussi parmi les premières acquisitions. Traverser les espaces de la demeure Najjar où les œuvres sont tantôt suspendues, tantot posées, approcher une sculpture de Rodin, une gravure de Rembrandt, une eau forte de Picasso, sans oublier ces magnifiques toiles d’André Derain, de Marie Laurencin ou de Klimt, c’est toucher à la perfection ; balayer du regard une œuvre de Nabil Nahas, une toile de Guiragossian ou d’Assadour, c’est reconnaître le talent des artistes libanais parmi lesquels, confie Ibrahim Najjar, Juliana Saroufim qui reste à ses yeux la plus grande dessinatrice.

Certains voulaient devenir astronaute, pompier ou président de la République, d’autres voulaient vivre sur une île déserte ou parmi les loups, Ibrahim Najjar avait un rêve si puissant que toute sa joie de vivre et son sentiment de liberté tenaient à cette ténacité de faire de sa vie un rêve, et d’un rêve une réalité.

Si, en flânant ce jour-là, la devanture un peu poussiéreuse de cette librairie de quartier ne l’avait pas appelé, un volet de sa vie aurait sans doute pris un autre cours pour ce futur collectionneur. Enfant, Ibrahim Najjar vivait à Tripoli chez ses grands-parents : « C’est à peine si mon grand-père me donnait par semaine de quoi m’acheter une galette, comme si je n’en...

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