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Culture - Le grand entretien du mois

Adonis : Ma préférence, dans le monde arabe, c’est Beyrouth, projet ouvert à l’infini...

À 89 ans, la silhouette menue et frêle, les cheveux blancs comme neige qui cascadent sur son visage, le verbe simple, élégant et détonant par son imprédictibilité, le regard vif et étincelant derrière les verres de ses lunettes, Adonis, maître du parnasse arabe contemporain, homme de tolérance en guerre contre les dictatures religieuses et agitateur de conscience, est toujours d’un accueil chaleureux et bienveillant.

Adonis. Photo Bahget Iskander

Plus de trois quarts de siècle, avec bonheur et délectation, au service de la plume et de la pensée arabe tout en jetant des ponts avec l’Occident et sa culture. D’innombrables ouvrages retentissants (poésie, essais, critiques), des conférences aux quatre coins du monde et actuellement une œuvre picturale sertie d’une calligraphie arabe qu’il expose sous peu en Chine, précède le nom d’Adonis, pseudonyme d’Ali Ahmad Saïd Esber, né dans une modeste famille rurale à Quassabine, en Syrie. Adonis, autodidacte et iconoclaste, devenu aujourd’hui l’homme aux semelles de vent par ses multiples voyages (surtout pour son cursus d’enseignement universitaire : Collège de France, Sorbonne, Genève, Mexico, Princeton et la liste n’est guère exhaustive) et sa triple nationalité (syrienne, libanaise et française).

Marié, père de deux filles, Arwad et Ninar, et heureux grand-père, Adonis dont le pseudonyme se réfère à un dieu d’origine phénicienne, symbole d’un renouveau cyclique (renouveau pour lui sur tous les plans, précise le poète), a été aussi un éminent traducteur en langue arabe des ténors de la littérature et de la poésie françaises, dont Baudelaire, Michaux, Saint-John Perse et Georges Schéhadé.

Si la figure publique et internationale d’Adonis à travers sa poésie, ses critiques, ses interventions journalistiques fermes sans être jamais inutilement incendiaires ou provocatrices, l’ont propulsé au faîte des références dans le monde de la réflexion et de la pensée arabe, il est à noter, outre son courage à dire bien haut ce que d’autres pensent tout bas, que nul n’a jamais possédé cet alliage précieux qu’il détient. Alliage avec cette harmonieuse et exceptionnelle familiarité dans la manipulation de la langue du Mutannabi. On reprend les propres termes de son ouvrage Le fixe et le mouvant où il dit en substance : « La langue arabe est une langue du surgissement, de la déflagration. Langue d’étincelles et de vision, une extension humaine de la magie de la nature et de ses secrets. Dans chaque grand poème arabe habite un second poème qui n’est autre que celui de la langue. Et l’existant direct n’est pas le monde, mais la langue. »

Pour entrer dans le vif du sujet, saisir le parfum et l’essence des vocables d’un mage qui combat l’emprise du religieux (surtout le fondamentalisme musulman) sur la politique, le rituel jeu et approche des questions-réponses se transforme en un tonique blanc-seing ouvert aux vents de liberté et de la libération…


Enfant que vouliez-vous faire ?

Rester dans le domaine de l’écriture.

Auriez-vous jamais imaginé être la voix du monde arabe ?

Je n’ai jamais pensé à cela et je n’ai jamais cherché à l’être. Écrire, essentiellement, c’est mon existence. Pour mieux me comprendre, comprendre l’autre et le monde.

Comment est née la vocation littéraire ?

Je ne sais pas. Je me suis réveillé un jour et je me suis rendu compte que j’ai écrit. Et c’est ainsi parti… Après on peut expliquer les choses, mais profondément je ne sais pas.

Quel est le souvenir de votre premier écrit ?

C’est un poème classique sur les événements de 1948 en Palestine intitulé al-Mousharradoun (Les errants). Avec comme signature Adonis. J’avais alors presque dix-sept ans ! On m’a demandé d’être présent au journal qui m’a publié. Quand pauvre et « fellah » (il emploie ce même terme pour désigner ses origines rurales), on me refusait mes écrits sous mon vrai nom Ali Ahmad Saïd. Et c’est pourquoi je dis que j’ai deux mères : la mienne et cette poésie qui m’a ouvert les portes. Avec mon pseudonyme et ce poème, c’était une renaissance. Je naissais pour la seconde fois !

Pourquoi la poésie et pas le roman ?

Je ne sais pas. Pas le roman parce que ma nature a besoin d’un temps vertical (plein et profond), non linéaire et narratif. La poésie, selon moi, est essentiellement verticale et jamais narrative, et crée un monde de questionnement sans réponse(s).

Quelle est votre définition d’un poète? De la poésie ?

On ne peut, heureusement, définir ni le poète ni la poésie. C’est comme l’amour. On peut voir les traces d’un grand poète : changer le rapport entre le mot et le mot, le mot et la chose, les choses et l’homme. D’une manière qui donne une nouvelle image du monde.

Debout à quelle heure ? Et pour faire quoi ?

Ça dépend de la nuit. Pas de règle. Ça dépend si je suis seul ou pas. La plupart de mes poèmes sont écrits dans les rues, les cafés.

Du temps libre dans votre agenda ? Et pour faire quoi ?

Je travaille toujours, même en marchant ou en faisant du sport. J’imagine des formes nouvelles, des images nouvelles.

Quel est votre rapport à l’écriture ? Quels sont vos auteurs favoris ? Quel livre est, en ce moment, sur votre table de chevet ?

Je ne lis pas beaucoup. Heureusement ou malheureusement, mais je connais tout ce qui est écrit dans le domaine de la pensée. Je lis le monde, je lis l’univers… Et puis je lis toujours un ancien : les penseurs grecs, romains.

Il faut toujours relire. Tout comme la poésie préislamique arabe, surtout la poésie qui n’a rien à voir avec la religion. J’aime Nietzsche, Rimbaud et les mystiques : an-Niffari, ibn Arabi, Abou Hayyan al-Tawhidi.

Un grand auteur français ? Arabe ?

Arthur Rimbaud. Difficile à dire pour l’arabe, il y a, tenez, Abou Nawas : c’est le premier à créer la langue urbaine dans la vie, comme quotidien en langue arabe. Baudelaire le fera aussi après lui… Le rapport entre l’éternel et l’éphémère…

Vous aimez la peinture ? Qui sont les artistes que vous admirez ?

J’aime la peinture libanaise, qui est d’une grande portée. Il y a Chafic Abboud, Assadour, Guiragossian et Salwa Raouda.

Quel défaut ne supportez-vous pas ?

Je ne sais pas. La trahison est un défaut.

Un objet dont vous ne vous séparerez jamais ?

Un crayon, un stylo…

Quelle(s) ville(s) aimez-vous ?

Dans le monde arabe, Beyrouth. Parce que Beyrouth est un projet ouvert à l’infini. Et les autres villes arabes sont des mondes clos, fermés.

Parmi les nombreux livres publiés quel est votre préféré et pourquoi ?

J’aime particulièrement Les chants de Mihyar le Damascène. C’est le livre à variation qui remet en question tout ce qui est religieux. Ensuite, il y a Moufrad bi sighat el-jame3 (Singuliers, traduit en français par Jacques Berque). Puis al-Kitab (Le livre) en volumes. C’est un voyage dans l’histoire, le sang, la souffrance…

Votre sens critique est-il toujours aigu, sur le vif ?

Je l’espère !

Quel est le plus beau compliment reçu? Et la critique qui vous a blessée ou marquée ?

Le plus beau compliment : j’ai ouvert, ou donné, un nouvel espace pour écrire et penser les civilisations arabes. Je ne me sens jamais blessé par aucune critique.

Êtes-vous un poète engagé ?

Dans le sens idéologique non, dans le sens humain, oui.

Êtes-vous retourné à votre lieu d’origine, Quassabine ?

Malheureusement, depuis longtemps, je n’y suis pas allé.

Un film à voir et revoir ? Une musique à écouter en boucle ?

Je ne revois jamais des films. Mais il y a Ingmar Bergman et quelques films italiens… Pour la musique il y a Bach, Mozart et Beethoven. Pour les moments difficiles, c’est Beethoven.

Une idée à soumettre aux gouvernements arabes ?

« Itrekou al-siyassa ! » (NDLR : lancé spontanément en arabe). Laissez tomber la politique et occupez-vous d’autre chose.

Un rêve inassouvi ?

Beaucoup de rêves inassouvis. Écrire le poème que je n’ai pas écrit et que je n’arrive pas à écrire jusqu’à maintenant.

Un homme politique qui vous fascine ?

Je ne connais pas. Ou plutôt si : de Gaulle en ce qui concerne sa position sur l’Algérie. Un homme qui était contre sa propre armée.

Qu’est-ce qu’on vous reproche ?

Beaucoup de choses… même mon existence !

Votre héros (héroïne) dans la vraie vie ?

Khalida, ma femme.

Ce qui vous donne de l’espoir ?

Mieux comprendre, mieux écrire.

Les gens qui vous font rire ?

Personne.

La poésie ou la littérature peuvent-elles sauver le monde ?

Non, mais elles peuvent donner une nouvelle image plus humaine.

Que peut l’écrivain ou le poète face à la barbarie terroriste ?

Dire réellement ou véritablement la réalité.

Votre rapport au monde numérique ?

Très ambigu. Je me demande pourquoi. Je n’écris pas sur ordinateur, surtout la poésie. Je pense qu’un ordinateur c’est pour ce qui est documentaire. Je n’ai pas non plus de compte Facebook.

Ce qu’il y a de moderne pour vous ? De droite ? De gauche ?

Je ne sais pas ce qui est moderne. Je n’ai rien de droite. Presque tout en moi est de gauche, en critiquant toujours.

Un lieu pour fuir le monde ?

Un grand livre.

Ce que vous direz au bon Dieu en arrivant au ciel ?

D’abord je ne crois pas en ce mot « dieu », surtout s’il est idéologisé.

En quoi croyez-vous ?

« La yarwini ay jawab », (NDLR : encore une fois, une phrase lancée spontanément en arabe). Aucune réponse ne me désaltère.

Une devise ?

« Al-sadik akhar houwa », dit Abou Hayyan al-Tawhidi. Ce qui se traduirait par : l’ami est un autre qui est toi-même.



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commentaires (2)

ADONIS VIT ENCORE AU TEMPS... D,ADONIS !

LA LIBRE EXPRESSION

13 h 16, le 29 juin 2019

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Commentaires (2)

  • ADONIS VIT ENCORE AU TEMPS... D,ADONIS !

    LA LIBRE EXPRESSION

    13 h 16, le 29 juin 2019

  • "Laissez tomber la politique"....en somme négligez la...c'est la le malheur: la perte de la Cité!

    Beauchard Jacques

    11 h 28, le 29 juin 2019

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