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Comment s’articule votre nouvel ouvrage par rapport au précédent, le « Dérèglement du monde » ?
Je dirais qu’il y a une continuité entre trois livres, Les Identités meurtrières, Le Dérèglement du monde et Le Naufrage des civilisations. Environ tous les dix ans, je publie un essai, et c’est la même réflexion que je continue. J’ai grandi à l’ombre d’un père journaliste, j’observe le monde depuis l’enfance, et dans ce dernier livre, je passe en revue les événements des dernières décennies, en essayant de comprendre comment nous en sommes arrivés à la situation actuelle, que je trouve fort inquiétante.
« Je suis né en bonne santé dans les bras d’une civilisation mourante. » L’incipit de votre essai évoque le croisement identitaire dont vous êtes issu, de parents levantins, du Liban et d’Égypte. Jusqu’à présent, n’aviez-vous pas davantage écrit sur votre ascendance paternelle ?
Ma famille paternelle vient de la montagne libanaise. Mes grands-parents maternels étaient tous les deux originaires du Liban, mais comme de très nombreux Libanais de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, ils ont émigré en Égypte, s’y sont mariés et y ont passé toute leur vie. Ma mère est née à Tanta, et a passé son enfance à Héliopolis ; elle en a toujours gardé de merveilleux souvenirs, qu’elle m’a transmis. Quand je parle de mon enfance, je dois parler de ces deux pays levantins, également attachants mais très différents l’un de l’autre.
(Découvrez, dans L'Orient Littéraire, un extrait du « Naufrage des civilisations »)
La parenté de votre essai avec le genre des mémoires vous semble-t-elle pertinente, dans la façon de nous faire revivre des moments déterminants de l’histoire, dont vous avez été témoin ?
Une partie du livre s’apparente un peu à des mémoires : quand je parle de mon enfance, de ce que j’ai observé, et aussi lorsque j’évoque la période où j’étais journaliste, et où je voyageais dans certains pays pour suivre les événements. Mais je dirais que ce n’est qu’un aspect de mon texte. Je ne cite mes observations que lorsque j’ai été témoin direct d’événements importants. Il y a des écrivains qui parlent du monde qui les entoure pour parler d’eux-mêmes. Je suis un peu à l’inverse de cette tendance, quand je parle de moi-même, c’est surtout un prétexte pour parler du monde qui m’entoure. Dans mon livre, le récit de l’histoire intime est au service de l’histoire globale.
Dans votre analyse des faits, vous proposez des échos historiques, et aussi parfois des projections de la façon dont les événements auraient pu se dérouler. Comment envisagez-vous le rôle de l’imagination dans votre démarche ?
Je ne parlerais pas d’imagination mais plutôt d’une réflexion sur des possibilités différentes. L’histoire se déroule d’une certaine manière, mais on peut supposer d’autres déroulements, d’autres enchaînements des faits. Il y a toujours des carrefours historiques, où des décisions ont été prises et qui ont changé le cours des événements. On peut se demander par exemple comment auraient évolué l’Égypte et le monde arabe si Nasser avait pu éviter la guerre de 67, et s’il n’était pas mort à 52 ans ? Notre monde aurait certainement été différent.
Selon vous, le Liban a payé le prix d’avoir été « incapable de bâtir une nation ». Comment justifier cet échec ?
Je pense que mon pays natal avait beaucoup d’atouts pour jouer un rôle de premier plan au niveau de sa région, et même au niveau planétaire. On y trouve des gens de grande qualité, un haut niveau d’instruction et de compétence, et une expérience unique de vie commune entre des personnes ayant diverses origines et diverses croyances. Grâce à ces facteurs, le Liban avait vocation à réunir toutes les communautés en une même nation, démocratique et moderne, et à entraîner une région très vaste dans la voie d’un véritable progrès. Mais il s’est laissé fragiliser par le confessionnalisme. Il faut toujours espérer qu’il va dépasser cette phase sombre de son histoire, mais les dernières décennies m’apparaîtront toujours comme une occasion manquée.
Concernant votre bilan sur la situation libanaise, vous parlez d’une « tristesse dont je n’ai plus le temps de me consoler ». Que préconisez-vous pour enrayer le confessionnalisme ?
Aucun décret ne peut abolir le confessionnalisme. Surmonter un tel problème exige une action lucide, courageuse et volontaire, se déroulant sur plusieurs décennies. Il aurait fallu faire en sorte que l’appartenance à une même communauté nationale transcende les appartenances confessionnelles dans les esprits. Malheureusement, à part quelques années où on a travaillé dans cette direction, on ne s’est pas engagé résolument dans cette voie. Et aujourd’hui, le confessionnalisme est plus virulent qu’il ne l’était au moment de l’indépendance. Je n’ai pas le sentiment que mon pays natal parvient à être maître de son destin. Il est trop souvent victime de tout ce qui se passe autour de lui.
Votre analyse géopolitique du XXe siècle met en lumière des parentés avec des civilisations anciennes qui ont disparu, proposez-vous une réflexion transversale sur le thème de la décadence ?
Je ne suis pas sûr que je parle de décadence dans le livre, ce n’est pas un mot qui me vient spontanément sous la plume ; notamment parce que c’est un processus qui fait partie de l’évolution de toutes les civilisations. Ce que j’ai voulu dire essentiellement dans ce livre, c’est que toutes les civilisations d’aujourd’hui sont concernées par ce que j’appelle le naufrage, et j’essaie de comprendre et d’expliquer comment le monde – toutes civilisations confondues – en est arrivé là.
Votre livre a donc un rôle d’alerte, de sursaut ?
Il s’agit effectivement d’un signal d’alarme, je pense que notre planète dérive vers des crises majeures, qui peuvent affecter toutes les sociétés. On peut encore éviter le pire, mais le délai dont nous disposons pour nous ressaisir n’est pas illimité. Il faut que chacun prenne conscience des risques qui existent ; ce livre n’a pas d’autre ambition. Mon rôle d’écrivain est d’essayer de comprendre et d’expliquer la marche du monde.
(Critique : Amin Maalouf et son « radeau de la Méduse »)
Pour évoquer certaines figures politiques déterminantes, vous parlez d’un « panthéon de Janus ». Pouvez-vous éclairer cette allégorie ? En quoi est-elle révélatrice de votre approche ?
En effet, cette vision correspond assez à ma manière de réfléchir aux événements. Ce que j’appelle le « panthéon de Janus », c’est cette idée qu’il y a des figures qui ont joué un rôle très important dans l’histoire, un rôle significatif pour leurs peuples comme pour le reste du monde, mais qui avaient en même temps un autre visage beaucoup moins resplendissant. Je cite par exemple Churchill, dont l’engagement a été capital pendant la Seconde Guerre mondiale, mais qui a joué ensuite un rôle néfaste en Iran, lorsqu’il a conspiré pour renverser le régime légitime et honorable de Mossadegh.
De la même manière, Nasser a été porteur d’un espoir extraordinaire, et je pense que c’était un homme profondément intègre, mais il avait une vision désastreuse de la gestion politique et économique de son pays, et il n’a pas su résister aux pressions qui le poussaient à une guerre avec Israël en juin 1967, alors qu’il savait qu’il n’était pas encore prêt pour une telle confrontation. Il a cédé à la surenchère, et ce fut un désastre pour lui comme pour tous les Arabes.
Dans quelle mesure le thème très actuel du « mythe de l’homogénéité » est-il un des fondements du mal contemporain ?
Je pense que tout au long de l’histoire, quand un pays a essayé d’expulser les minorités pour devenir plus homogène, il l’a payé très cher. L’exemple historique que je mentionne en premier, c’est celui de la France de Louis XIV qui, après avoir toléré la présence des protestants dans le royaume, a décidé un jour, par bigoterie, de les expulser en révoquant l’édit de Nantes. Ce fut un désastre pour le pays, et cela a profité aux grandes capitales européennes comme Berlin, Londres ou Amsterdam, où se sont réfugiés les « huguenots » du royaume de France.
On a plusieurs exemples de pays qui ont voulu chasser ceux qui leur semblaient étrangers à la nation, en pensant que celle-ci deviendrait plus forte en se débarrassant de ses éléments allogènes. Mais l’histoire nous montre qu’on ne fait que s’affaiblir en recherchant cette illusoire homogénéité, et on finit même par y perdre son âme.
En ce qui concerne le projet européen, que vous admirez et pour lequel vous aviez beaucoup d’espoir, vous le trouvez englué dans des rouages administratifs. Quels éléments permettraient de lui redonner un certain dynamisme, à la hauteur du rôle que vous lui souhaitez ?
Je pense que l’Union européenne passe par une crise très grave, qui menace tout ce qui a été fait jusqu’à présent. Il est possible que les peuples et les dirigeants en prennent conscience, et qu’ils cherchent à transformer les institutions. Beaucoup d’actions pourraient être menées, mais c’est difficile, parce que le principe, en Europe, c’est que tout doit être décidé à l’unanimité des pays membres, ce qui pose problème, surtout pour prendre des décisions audacieuses. Le processus de résolution de la crise actuelle sera complexe, et très long.
Vous semblez déplorer la perte des idéaux universalistes, est-ce lié à l’échec du communisme ?
Le communisme a promis beaucoup de changements, il a séduit beaucoup de gens de valeur, dans toutes les sociétés, mais il n’ a pas su tenir ses promesses. Et aujourd’hui, l’on constate que le capitalisme non plus ne tient pas ses promesses. Ce que je regrette, pour ma part, c’est que le débat intellectuel, qui a été très présent pendant une bonne partie du XXe siècle, a disparu aujourd’hui, pour être remplacé par des affirmations identitaires exacerbées, et souvent violentes. C’est une évolution regrettable qui fragmente toutes les sociétés humaines, et qui représente à mes yeux une régression morale et intellectuelle.
Pour vous, les dirigeants « visionnaires et pragmatiques » qui portent des idéaux qui dépassent l’intérêt particulier sont très rares. Quel personnage politique se rapproche le plus de cet idéal selon vous ?
Si je devais donner le nom de quelqu’un qui, dans les dernières années, m’est apparu visionnaire, et qui avait des qualités que je trouve indispensables pour le dirigeant d’une nation, c’est Nelson Mandela. Il s’est battu avec beaucoup de courage et d’obstination quand il fallait libérer son pays de la ségrégation raciale, et quand il a gagné, il s’est montré immédiatement magnanime, en tendant la main à ses adversaires et en oubliant tout le mal qu’ils avaient pu lui faire pendant des dizaines d’années. C’est un exemple tout à fait remarquable et qui mérite d’être suivi dans d’autres régions du monde.
Dans votre ouvrage, quelques passages expriment une certaine nostalgie, ou une tristesse. Quel est le ressort de vos émotions dans le cours de votre réflexion ?
C’est vrai que je parle assez souvent de tristesse, surtout quand j’observe l’évolution des pays auxquels je suis attaché ; quand je les vois qui dérivent, alors qu’ils étaient si prometteurs… Je pense qu’il faut parfois faire état des sentiments que l’on ressent. Mais il faut aussi s’élever au-dessus de ses propres sentiments pour analyser calmement les faits sans se laisser aveugler par la nostalgie ni par la tristesse.
Qu’est ce que vous lisez en ce moment ?
Je lis des ouvrages très variés : des textes que m’envoient des amis écrivains, des œuvres qui sont en lice pour des prix littéraires décernés par l’Académie française... Souvent, mes lectures concernent les recherches que je suis en train de faire pour mes propres livres. Je m’intéresse à des thèmes plutôt qu’à des auteurs en particulier. Depuis quelque temps, j’ai une préférence pour les ouvrages historiques, les essais, les biographies...
(Journée mondiale du livre : Et vous, quel est le livre qui vous a le plus marqué ?)
Quelle œuvre d’art vous émeut particulièrement ?
Il y en a beaucoup ! J’aime bien Le Crucifié de Dali, je trouve que c’est très beau. Je n’ai pas de sympathie particulière pour la personnalité de ce peintre, mais je trouve son talent extraordinaire.
Pouvez-vous nous parler de votre rapport à l’écriture ?
J’écris tous les jours, c’est l’essentiel de ma vie quotidienne… Je me lève, je vais dans mon bureau, et je commence à travailler, ce qui ne consiste pas forcément à écrire au sens littéral du terme. Parfois je lis, je fais des recherches, je me documente, ou bien je corrige un texte écrit la veille... Le travail d’écriture est quotidien, je n’en ai aucun autre.
Comment vivez-vous votre notoriété d’écrivain ?
Honnêtement, je ne m’en préoccupe pas du tout. Je vis au rythme des livres que j’écris. Lorsque j’en termine un, je le publie, puis j’en parle un peu pour le faire connaître, et aussitôt après je reviens m’isoler dans mon bureau pour travailler sur un autre livre. L’aspect public de mon activité est vraiment secondaire…
Depuis la parution de ce remarquable interview le 24 avril 2019, Amin Maalouf a reçu (la semaine dernière) des mains du président portugais le prix CALOUSTE GULBENKIAN Malheureusement (sauf erreur de la part) l'orient le jour n'en à pas fait écho. Un prix prestigieux largement mérité.
18 h 56, le 30 juillet 2019