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Culture - Le grand entretien du mois

Rafic Ali Ahmad : Depuis que je suis né, je cherche une patrie

Plus de quarante ans qu’il est entre feux de la rampe et œil de la caméra, pour grand et petit écran. À 67 ans, Rafic Ali Ahmad, issu d’une famille de huit enfants, lui-même époux et père de deux enfants, est sans nul doute l’une des coqueluches du public libanais et du monde arabe. Son statut de star et d’icône dans les pays du Golfe et en Afrique du Nord est incontestable, surtout grâce au feuilleton télévisé

« Al-Zeer Salem » tourné en l’an 2000. Malgré ses pièces où il tirait à boulets rouges sur la société libanaise et son identité d’enfant du pays du Cèdre, Rafic Ali Ahmad se dit étranger à cette République et à son système politique. « J’ai découvert qu’au Liban, on ne peut rien corriger, dit-il, car les paroles au théâtre, c’est comme mâcher du chewing-gum... Au maximum, c’est du “stand-up comedy” ou du chansonnier. Je me suis abandonné et je reste en bord de mer. J’ai rêvé qu’à travers le théâtre, je pouvais faire réfléchir le citoyen libanais. On m’a applaudi et j’ai cru que j’avais réussi... » Son charme, son charisme, son allure, sa

prestance, son humour, son regard pertinent, sa stature de patriarche avec barbe et cheveux plus blancs que neige, ses sourcils broussailleux, sa voix tonnante et son bagout intarissable font de lui un des meilleurs conteurs de scène, ce célèbre « hakawati » de tradition orientale à qui il a donné tant de lustre et d’éclat. Rencontre au café, bec de narguileh en bouche et tasse de café sirotée à petites gorgées. Longue discussion entrecoupée par des jeunes femmes et des étudiants pour une pause photo avec la vedette de leur cœur. Discussion pour parler d’une

carrière retentissante (plus de 20 pièces de théâtre, dix longs-métrages et plus de 15 séries télévisées à succès) faite de théâtre, d’écriture dramaturgique, de spectacle, de cinéma et de télévision. Mais aussi pour évoquer la part humaine d’un acteur guère narcissique, loin de toute arrogance et réfractaire à toute violence, car il trouve qu’un acteur est secondaire, et selon ses propres termes, n’est que le pinceau d’un peintre ou le burin d’un sculpteur...

Rafic Ali Ahmad. Photo DR

Comment est venu cet amour pour le théâtre ?

Difficile à dire car la vie dans mon village du Sud, Yohmor al-Chaqif, sous le château de Beaufort, aux abords du Litani, était solitaire. Et puis brusquement, il y eut la visite de ces gitans et leur « bouzouk » avec ses accents sémillants. Enfant, j’en étais ébloui et ipso facto, je les ai imités ! Et arrive sur cela la radio. Je me suis mis à chanter Sabah, Fayrouz et Wadih el-Safi. On m’a invité alors à un mariage. J’ai chanté du Philémon Wehbé, c’était autre chose que le « ataba » et le « mijana » ! Pour avoir joué, chanté et dansé, délirant, le public m’a alors sacré étoile du village. Et je ne pouvais plus me dérober, ni aux fêtes ni aux mariages. On me pourchassait littéralement. Même dans les champs où je m’enfuyais. À 14 ans, j’étais vedette et j’ai remporté le premier prix pour une pièce lors d’une compétition interscolaire à Nabatiyé avec un jury composé d’un caïmacam, d’un maire de la municipalité et d’un officier militaire haut gradé ! Ainsi est né mon amour pour le théâtre…


Vous souvenez-vous de votre première pièce au théâtre, quelle année, quel rôle ?

Bien sûr ! J’ai quitté mon bled pour débarquer à Beyrouth. J’étais enseignant et cela a duré plus de huit ans. Entre-temps, je m’étais inscrit en beaux-arts à l’Université libanaise, et c’est là que j’ai rencontré mon pygmalion Yaacoub Chedraoui. Il m’a confié le rôle de Gebran Khalil Gebran dans sa pièce Mikhael Nouaimé donnée à l’époque (1978) à la salle Gulbenkian. À la fin du spectacle, il m’a dit : « Tes pieds ont marqué les planches. Prends garde à toi… » Pour la deuxième fois, mais cette fois à l’âge adulte, j’étais sacré acteur…


Depuis, quel est le rôle que vous avez le plus aimé ? Et la pièce la plus réussie, selon vous ?

Je ne peux répondre à cela. Toutes les pièces sont mes enfants. Avec Yaacoub Chedraoui et Roger Assaf, c’était le théâtre au sens absolu du terme ; avec Caracalla et Mansour Rahbani, j’ai dansé… Quant à mes monologues – que j’ai écrits et pour la plupart mis en scène –, ce sont mes contestations contre le pouvoir, car au fond, je suis acquis aux attitudes satiriques de Socrate ! Dans chaque pièce, il y a pour moi un point fort, un climax qui me motive et passionne. Mais la concentration de tout cela, c’est peut-être le Jarass mis en scène par Roger Assaf…


Quelle est votre définition du théâtre ?

Il y en a plusieurs. C’est un moyen de s’exprimer. Le plaisir de ces quelques mètres carrés où je me tiens avec l’impression d’une dimension infinie pour m’envoler et atteindre une liberté absolue. Me vient à l’esprit cette phrase de Grégoire Haddad : « L’église et la mosquée ne sont sacrées, sauf si on y entre et on évoque Dieu. » La même chose pour le théâtre. Et Dachenko, homme de scène, disait en ce sens : « À quoi sert de construire le meilleur théâtre au monde s’il n’y a pas un bon acteur ? »


Et votre définition d’un comédien ?

En m’éloignant un peu, je peux dire que pour ce qui est écrit, il faut avoir la sensibilité et le pouvoir de convaincre. La langue doit atteindre le public. Même un chef-d’œuvre, s’il n’atteint pas les spectateurs, n’est pas une pièce mais une œuvre écrite. Et l’acteur est ce vecteur, cet intermédiaire.


Y a-t-il des personnages, dans une œuvre, à qui vous aimez prêter vie ?

Dans mes pièces, j’ai fait alterner des personnages tous chers à mon cœur : du « zabbal » (éboueur) au berger, en passant par le philosophe ou le commandant militaire. Ce sont tous des héros piqués à des histoires vraies. On a dit que je parlais de moi. Mais ce n’était qu’un rappel à la société de sa réalité !

Quel est le plus mauvais souvenir en ce qui concerne votre carrière ? Quel en est le meilleur ?

Le plus mauvais ? Je suis déçu du peuple libanais parce qu’il est prisonnier de ses gouvernants. Il ne rêve plus d’être libre. Je ne me suis tu pour rien et sur rien ! J’ai dit mon mot sans crainte. Dans ce métier, je crois que j’ai vécu libre. Mon plus mauvais souvenir ? Sans doute avec Mouftah, donné à la Cité et arrêté suite à une mésentente, une incompréhension du contenu de la pièce. Mais le pire a été quand on s’est déplacés pour cette pièce justement au Centre culturel russe à Verdun, on a brûlé le théâtre ! Ce qui me dérange, c’est qu’il n’y a pas de soutien : pas une voix ne s’est élevée. Mais je reste libre car je n’ai eu besoin de personne.


Le théâtre est-il lié pour vous aux lieux, aux accessoires, aux costumes ?

En fait, cela devrait être lié, mais j’ai appris à m’en défaire ! Je voulais une scénographie pour Jersa. Personne n’a déboursé un sou. Je me suis tourné vers l’Unesco et avec un simple tableau d’affichage pour décor, j’ai fait la pièce. Cela devait me coûter 25 000 $, je me suis débrouillé avec 250 $. Et ce fut un succès !


Comment est née l’idée d’écrire pour le théâtre ?

Je suis pour la narration orale. Je cultive la tradition du « hakawati ». Je suis un acteur conteur. Tout a commencé en me racontant à moi-même des histoires, par amour de la liberté. Ainsi Al-Jarass, de dialogue il est devenu un monologue. Et ce fut un succès dans le monde arabe. On disait de moi, en tant que référence, celui qui joue seul sur scène… Mais l’écriture est une recherche constante de soi et des autres. Je peux seulement dire que depuis que je suis né, je cherche une patrie et aujourd’hui, à soixante-sept ans, je n’ai plus d’espoir de la trouver…


Quels sont vos acteurs/actrices préférés ?

Difficile à dire, bien sûr, mais je me lance : Marlon Brando, De Niro, Dustin Hoffman, Al Pacino, Mahmoud Abdelaziz, Ahmad Zaki, Meryl Streep, Julia Kassar…


Quand est arrivé le cinéma ? Et comment vous avez enclenché avec la TV ?

Le cinéma reste un regret. J’aurais aimé faire davantage de cinéma. En tant que Libanais, j’ai travaillé avec Maroun Bagdadi qui, hélas, a disparu trop tôt. En 1979, j’avais tourné sous la direction de Borhane Alaouié. Mais il y a aussi les pellicules de Jean Chamoun, Élie Khalifé, Hani Srour, Bernard Giraudeau. Avec Hors la vie de Bagdadi qui a obtenu le prix du Jury à Cannes, j’ai foulé le tapis rouge. J’aime le cinéma : c’est un art qui se respecte et respecte le public, en comparaison avec la télé. Et en 1979, en donnant la réplique à Elsie Ferneini au petit écran, la télé m’a ouvert les portes pour des séries dont La terre fleurit de Cherif al-Akawi. Et puis il y eut un arrêt d’une vingtaine d’années pour reprendre en l’an 2000 avec le Syrien Hatem Ali pour Al-Zeer Salem, qui traite des tribus arabes. Un vrai triomphe, notamment dans les pays du Golfe…


Quels réalisateurs, metteurs en scène vous ont marqué ?

Au cinéma, c’est Maroun Bagdadi : c’est une personnalité charismatique et un homme de culture. À la télévision, personne ne m’a marqué. Mais ça reste du travail. Au théâtre, il y a Yaacoub Chedraoui et Roger Assaf.

Pour vous, y a-t-il une rupture ou un prolongement entre le théâtre et le cinéma ?

Les deux sont un moyen d’expression, quoique différents. Sans nul doute, pour l’acteur dirigé par un metteur en scène, réalisateur ou même livré à lui-même, il y a quelque part une sorte d’interaction ou de fusion.

Que pensez-vous du théâtre et du cinéma libanais ?

L’essor du théâtre libanais se résume aux années 60 à 75. Il n’est pas séparé de la vie sociale, il en est le reflet. Il y a absence de théâtre car absence de culture dans le monde arabe. Avec notre appréciation pour tout ce qui est expérimental. Il y a des pièces, mais non un mouvement théâtral. Pour le cinéma, c’est différent : c’est une industrie où il y a de l’argent. Et il y a des oasis… Déjà, des personnalités et des voix s’illustrent : Ziad Doueiry, Nadine Labaki, Élie Khalifé, Michel Kammoun…


Qu’est-ce que vous ne jouerez jamais devant une caméra ou sur scène ?

Tout ce que je ne fais pas contre la moralité. Je ne suis pas d’une agressivité frontale.


Quels conseils donneriez-vous à un jeune apprenti qui veut embrasser une carrière d’artiste, sur les planches ou devant une caméra ?

Deux conseils : s’il sent qu’il est doué et qu’il a le sang d’un artiste, qu’il ne réponde pas à ses parents s’ils le dissuadent. Et de faire ce qu’il croit pouvoir réussir ! L’art ne nourrit pas son homme, par conséquent il faut toujours un plan B, c’est-à-dire un autre métier alimentaire. Juste pour se sauver et tenir la route. C’est ce que j’ai fait : huit ans d’enseignement avant de prendre l’envol !


Quel rapport avez-vous avec le monde numérique ?

Presque aucun. Je n’en ai pas besoin. Ma femme a ouvert mes comptes Facebook et Instagram. Je ne réponds même pas aux téléphones portables, à moins que je ne connaisse la personne qui appelle…


Vous préférez l’univers des planches ou le regard des caméras ?

Je suis fils du théâtre mais j’aime faire du cinéma.


Seriez-vous un jour metteur en scène ou réalisateur ?

Après expérience, je suis surtout acteur pour mieux faire dégorger mon texte.


Quels ont été les professeurs qui ont influencé votre parcours ?

Yaaboub Chedraoui et Roger Assaf. Avant, c’était mon père. J’écris du théâtre comme parlait mon père… Au début, je parlais à mon père déjà mort. Pour la musicalité de la langue arabe, je la dois surtout à Mansour Rahbani qui en est le maître.


Quel est le plus beau compliment reçu? Quelle est la critique la plus virulente que vous ayez eu à affronter ?

Le plus beau compliment est une histoire simple.

Pour un spot aux Nations unies tourné pour la télé concernant leur rôle au Sud, une vieille femme m’interpelle et me dit : « La Finul ne t’a pas choisi pour ce travail parce que tu es beau et célèbre, elle t’a pris parce qu’elle sait que les gens te croient. » Pour ce qui est des choses désagréables qu’on balance sur la tête des artistes, je n’en ai jamais eu : peut-être a-t-on dit des choses en secret, mais on ne me l’a jamais rapporté.


Une devise qui a été la compagne de votre vie ?

Une phrase qui m’a beaucoup aidé, elle relève de la sagesse indienne. En substance, ça donne ceci : « Si tu as un problème, trouve-lui une solution. Si tu trouves la solution, alors le problème est résolu. Si tu ne trouves pas de solution, alors accepte ce problème et vis avec. »


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Comment est venu cet amour pour le théâtre ?Difficile à dire car la vie dans mon village du Sud, Yohmor al-Chaqif, sous le château de Beaufort, aux abords du Litani, était solitaire. Et puis brusquement, il y eut la visite de ces gitans et leur « bouzouk » avec ses accents sémillants. Enfant, j’en étais ébloui et ipso facto, je les ai imités ! Et arrive sur cela la radio....

commentaires (1)

Le pouvoir de convaincre est plus facile à adopter virtuellement sur le théâtre mais presque impossible dans la vie quotidienne ou dix huit confessions se contredisent , ce qui pousse Rafic Ali Ahmad de dire qu' il cherche toujours une Patrie .

Antoine Sabbagha

13 h 03, le 29 mai 2019

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Commentaires (1)

  • Le pouvoir de convaincre est plus facile à adopter virtuellement sur le théâtre mais presque impossible dans la vie quotidienne ou dix huit confessions se contredisent , ce qui pousse Rafic Ali Ahmad de dire qu' il cherche toujours une Patrie .

    Antoine Sabbagha

    13 h 03, le 29 mai 2019

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