L’espace virtuel des réseaux sociaux est-il devenu la place du village où l’opinion publique, ou plutôt la populace, pratique allègrement le lynchage ? Le cas récent de Béchara Asmar, président de la Confédération générale des travailleurs du Liban, en est une inquiétante illustration. Qu’est-ce qui justifie son maintien en garde à vue au moment où un gouvernement « planche » indéfiniment sur un projet de budget d’austérité, en se renvoyant la boule de feu que constitue la situation catastrophique du Liban dont nul ne veut assumer la responsabilité ?
On se souvient des allusions publiques, injurieuses et grivoises, proférées à l’encontre de feu le patriarche Sfeir par un des grands leaders politiques maronites. La victime de ces propos les avait balayés du revers hautain de sa main en disant, dans son arabe impeccable : « Le réceptacle sécrète ce qu’il contient. » Point. Aucun pourvoi en justice n’avait suivi. Point.
Les propos grivois et obscènes de Béchara Asmar à l’encontre du patriarche défunt sont vulgaires et de mauvais goût. Leur diffusion sur les réseaux est un acte inconscient, irresponsable et probablement dénué d’innocence. La réaction de l’opinion publique sur les réseaux sociaux fut, et demeure, particulièrement disproportionnée et inquiétante. L’intéressé a été littéralement lynché sur la place publique virtuelle. La violence inouïe des réactions nous a remis en mémoire la pénible affaire de lynchage qui s’était déroulée en 2010 dans la localité de Ketermaya.
À l’époque, suite au meurtre collectif intervenu dans cette localité, une foule vociférante et haineuse s’était acharnée sans pitié contre le suspect, un étranger qui plus est. Le ministère public, avec une incroyable légèreté, avait reconstitué le crime le jour même des obsèques. Nous n’avons pas oublié les images insoutenables du supplice, du lynchage et de l’acharnement d’une foule bestiale sur le corps meurtri du supplicié et de sa dépouille. Certes, Béchara Asmar n’a été que virtuellement lynché ; et cela doit faire réfléchir.
Quel fut son crime ? Sacrilège? Profanation ? Atteinte à l’intégrité morale d’un défunt ? Insulte à l’égard d’une autorité religieuse ? Les caricatures du prophète Mohammad avaient suscité une vague de colère populaire que la plupart de ceux qui, au Liban, stipendient la personne de Béchara Asmar, avaient critiquée au nom de la liberté d’expression. Nombre de ceux qui s’étaient, à l’époque, déclarés « Je suis Charlie » sur les réseaux sociaux ont déversé sur ces mêmes réseaux des torrents fangeux de violence haineuse croyant laver l’affront fait à la mémoire du grand disparu mais aussi à la dignité de leur identité confessionnelle
Nous glissons doucement mais sûrement vers quelque chose de détestable, le « délit d’opinion » qui rappelle les tribunaux de l’Inquisition de jadis mais aussi les procès surréalistes d’opposants aux régimes totalitaires du XXe siècle. On n’ose pas imaginer ce qui aurait pu avoir lieu si l’auteur des propos contre le patriarche Sfeir n’était pas maronite ou si les mêmes propos de Béchara Asmar ne visaient pas une personnalité religieuse chrétienne mais Hassan Nasrallah ou un autre dignitaire musulman.
Sa présence derrière les barreaux s’apparente plus à l’exécution d’une sentence déjà rendue qu’à une mesure ordinaire de la procédure pénale durant la phase d’instruction. La colère du peuple vociférant dans l’espace virtuel semble avoir remplacé les débats contenus d’une Cour de justice. L’opinion publique réalise difficilement ce que peut signifier un tel dérapage de nature populiste. Les réseaux sociaux sont devenus aujourd’hui un émonctoire de nos haines, de nos pulsions les plus mortifères, de notre impitoyable violence, et de nos pulsions les plus primaires.
Au tout début de l’ère internet, on nous disait que ceci allait rapprocher les gens, améliorer leurs relations mutuelles, promouvoir la paix entre les hommes. Ce n’est pas faux. Les réseaux sociaux multiplient les chances de mettre en œuvre nos dispositions à la bonté, à la solidarité ; notre propension à nouer des relations ainsi que notre capacité de mieux connaître des gens d’horizons divers. Mais, simultanément, ils multiplient exponentiellement l’intensité de notre violence naturelle qui y trouve un émonctoire virtuel qui assourdit, de ce fait, notre conscience morale.
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Ne demandons plus à certains de nos compatriotes qui se croyent irréprochables, de se respecter eux-mêmes...avant d'être respectueux envers les autres, car ils en sont incapables de balayer devant leur porte souvent bien sale, avant de dire au voisin de nettoyer devant la sienne de cesser d'accuser l'autre pour faire diversion et ainsi cacher ses propres manquements politiques, religieux et sociaux Y-a-t-il de l'espoir que nous devenions à nouveau une pays normal dans toutes les circonstances, tristes ou joyeuses de notre quotidien ? Irène Saïd
13 h 59, le 27 mai 2019