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Culture - L’artiste de la semaine

Nada Sehnaoui, sous le signe de Picasso...

« Combien, mais de combien de guerres, de morts, de pertes et d’exodes allons-nous être encore témoins dans cette région du monde ? » s’interroge l’artiste visuelle qui revient dans « How Many, How Many More » à la peinture, après une série d’installations publiques à grande échelle.

Nada Sehnaoui. Photo Ieva Saudargaite

Le regard noisette est franc et lumineux, la silhouette menue et la voix, douce, traversée de rires en cascade. Dans l’espace brut de la galerie Tanit, où elle présente jusqu’au 4 mai ses nouvelles œuvres, rassemblées sous l’intitulé « How Many, How Many More », Nada Sehnaoui dégage quelque chose de délicat et d’audacieux tout à la fois. À l’image de son visage fin encadré par une coupe au carré d’un rouge éclatant. Ou encore de ses peintures toutes en zébrures de couleurs et ses sculptures murales, façon ready-made, déroulant des pots d’échappement repeints en blanc laqué. Une série intitulée Lungs évocatrice des poumons asphyxiés des Libanais.

Pollution, conflits, droits bafoués, crises… Une large part du travail de cette artiste visuelle est inspirée des avanies et autres zones de turbulences traversées par le pays du Cèdre et ses habitants. Sans jamais pourtant sombrer dans le pathos, le morbide ou le sombrement mélancolique. « Tu parles de choses lourdes avec des couleurs brillantes », lui faisait déjà remarquer son professeur d’art à Boston. Et elle de répondre : « C’est que je viens d’un pays où les pires catastrophes se déroulent sous un ciel lumineux. » Voilà ce qui fait la particularité de Nada Sehnaoui : sa propension à soulever des questions cruciales de mémoire de guerre, de résilience, d’identité ou encore du vivre-ensemble dans des œuvres rythmées d’un tempo vif. Et toujours marquées par la répétition, que ce soit celle du geste pictural ou des objets d’usage courant qu’elle détourne pour élaborer ses installations publiques à grande échelles. À l’instar des rouleaux à pâtisserie, des balais, des journaux ou encore des fameuses 600 cuvettes de toilette exposées en plein centre-ville en 2008 qui provoquent pour mieux faire réfléchir.


Ce rêve éveillé…

Comme pour bon nombre de ses compatriotes, l’incursion de la guerre dans la vie de Nada Sehnaoui a été brutale. Et traumatisante. À l’époque, adolescente, scolarisée au Carmel Saint-Joseph, elle se retrouve du jour au lendemain prise dans la tourmente des événements. Son trajet quotidien de sa maison à Achrafieh vers l’école à Verdun devient dangereux. Et, réfugiée chez les sœurs dominicaines, elle assiste en direct à la prise d’otage de plusieurs professeurs. Un choc qu’elle tentera de surmonter en poursuivant sa scolarité en France. Elle y passera son bac, intégrera l’université, où après des études de sociologie et un mémoire en histoire sur « La vie quotidienne à Beyrouth entre 1860 et 1914 », elle s’attelle à son doctorat à Paris IV. Alors que son avenir d’historienne semble tout tracé, une exposition consacrée à Picasso va la faire changer radicalement de direction. « Quelques jours plus tard, j’ai eu une vision de moi sur mon lit de mort regrettant de n’avoir pas choisi la voie de l’art, dit-elle. Ce rêve éveillé m’a donné le courage de laisser tomber ma thèse pour réaliser ce qui finalement était, pour moi, un désir vital. »

Cette rencontre déterminante avec le maître espagnol entérinait ainsi un coup de foudre artistique né des années plutôt. « J’avais 7 ans quand j’ai visité avec mon père le Musée Picasso, dans le sud de la France. Et ça avait été un éblouissement. Je me souviens avoir ressenti des frissons de bonheur. J’en étais sortie en me disant que c’était le plus bel endroit du monde et que ce monsieur Picasso devait être très heureux de faire ce travail », se remémore-t-elle dans un grand sourire.

C’est donc sans plus tergiverser que Nada Sehnaoui, alors mariée et jeune maman, s’inscrit à la School of the Museum of Fine Arts, à Boston. Elle s’y forme durant cinq ans à la peinture et la sculpture, avant de retourner en 1993 au Liban, où dès sa première exposition, chez Épreuve d’artiste, elle donne le ton de ses préoccupations, avec des toiles en techniques mixtes et des monotypes qui abordent un seul sujet : Beyrouth et ses fragments de mémoire.

En 1999, c’est toujours la mémoire de Beyrouth, celle de la guerre, avec son cortège de désastres quotidiens, qui va amener cette lectrice assidue de L’Orient-Le Jour à repeindre, au jour le jour, les unes du journal, pour recomposer, par une mise en relief et en couleur, des informations essentielles passées inaperçues. Une série intitulée Peindre Le Jour, qui laisse déjà présager son désir « de sortir de la solitude de l’atelier, comme de l’espace restreint de la galerie ».


Audace et engagement

Au début des années 2000, elle se lance dans de nombreux projets, toujours alimentés d’une réflexion historique, politique et sociale, mais impliquant les autres dans son travail. Cette artiste visuelle, qui dit avoir réalisé « l’impact du multiple » en découvrant un champ de tulipes en Hollande, va élaborer Fraction de mémoire, sa véritable première installation publique, présentée en pleine place des Martyrs, à partir de témoignages recueillis auprès de la population sur le centre-ville avant la guerre. Cinq ans plus tard, c’est seule cette fois qu’elle cherche à secouer l’amnésie – et l’apathie – collective(s) en dévoilant, toujours au centre de la capitale, dans un terre-plein près de Starco, sa fameuse installation intitulée Quinze années cachés dans les toilettes. Un geste audacieux et provocant aussi applaudi que critiqué, mais qui marquera certainement les annales de la scène artistique contemporaine libanaise.

Sincère et « adepte de la parole vraie » dans son art comme dans la vie, Nada Sehnaoui ne tarde pas à s’engager auprès de Beyrouth Madinati et el-Markaz el-Madani, « pour apporter ma petite contribution citoyenne dans l’édification d’un État de droit. Un État non confessionnel, notamment. Même s’il faudra peut-être attendre 30 ans pour qu’il voie le jour », dit dans un grand éclat cette femme vivante, vibrante et pourtant obsédée par le temps… et son patient travail de sape. Comme aussi son importance dans le processus de mémorisation, d’oubli, d’apaisement et de réconciliation. Ainsi, si les grandes toiles en techniques mixtes traversées, de part en part, d’alignements de traits et symboles de « How Many, How Many More » (qui vient compléter une première série inspirée du déclenchement de la guerre syrienne et présentée, il y a 3 ans, à la galerie Isabelle van den Eynde à Dubaï) portent indéniablement l’écho des guerres, des pertes et des rounds de violence régionaux, elles sont aussi inspirées d’une comptabilité toute personnelle des événements vécus. « On est en permanence dans le décompte de notre temps de vie. On compte les jours, les mois, les années qu’il nous reste pour accomplir des tas de choses : finir l’école, partir en vacances, obtenir son diplôme, se marier, voir son enfant grandir…» signale cette artiste qui avoue éprouver « une fascination pour la densité de la vie quotidienne », et confie avoir trouvé dans la pratique du bouddhisme un moyen de calmer son impatience.

*« How Many, How Many More » de Nada Sehnaoui, galerie Tanit, Mar Mikhaël, jusqu’au 4 mai.

16 décembre 1958

Naissance à Beyrouth

1975

La guerre envahit le chemin de l’école

1986

Naissance de son fils à Beyrouth et découverte du bouddhisme

1989

Elle abandonne son doctorat en histoire et s’inscrit à la School of the Museum of Fine Arts, à Boston

1993

Première exposition individuelle à la galerie Épreuve d’artiste.

2003

Première installation publique au centre-ville de Beyrouth :

« Fractions de mémoire »

2007

Première installation dans un musée, le Musée d’art moderne et contemporain de Lièges

2016

Candidate aux élections municipales avec Beyrouth Madinati et exposition à la galerie Isabelle van den Eynde à Dubaï

2019

Exposition à la galerie Tanit à Beyrouth : « Combien, combien encore ».


http://galeriecherifftabet.com/fr/alterner-home/



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