Le virage
S’il fallait dénicher, dans son histoire personnelle, le sésame qui l’a menée inconsciemment vers le métier de designer – domaine où elle s’est réalisée et imposée comme l’une des figures de proue locales et régionales –, ce serait sans doute ce cadeau offert par Raymonde Abou, la directrice du Collège Louise Wegmann, où elle a fait ses classes : « Mme Abou avait l’habitude d’offrir, à chacun des bacheliers, un livre dédicacé. Bien que je ne rêvais que de cinéma à cette époque, c’est drôle, mais elle m’avait offert un livre sur le design que je viens de retrouver. »
Bien qu’elle ait toujours cultivé une fascination pour les « meubles forts, notamment un fauteuil Elda du designer Joe Colombo acquis par mon père », Chekerdjian avait trop de cinéma dans sa tête, de personnages à imaginer, de scénarios à fantasmer pour s’envisager dans un autre bain que celui du film et de la publicité. Si, bac en poche, elle se dirige d’abord vers l’ESRA (École supérieure de réalisation audiovisuelle) à Paris pour un diplôme en réalisation puis cofonde l’agence Mind the Gap à Beyrouth, la publicitaire de profession voit son destin opérer un virage lorsqu’elle décide d’accompagner une copine qui devait rejoindre la Domus Academy de Milan. « Cette visite impromptue a provoqué un choc en moi, comme si tout s’éclairait en cet instant. J’avais compris que c’était ce que je voulais faire, confie-t-elle avec une gourmandise qui semble aujourd’hui, plus que jamais, inassouvie. Je voulais tout apprendre, je me sentais presque affamée, alors je n’avais pas installé de téléviseur et je dévorais un livre par semaine. » L’étudiante reconvertie éclot dans les sous-bois d’un mentor d’exception, l’architecte italien Massimo Morozzi, grâce auquel non seulement elle verra sa première création, un porte-manteau baptisé Mobil, éditée par Edra, mais qui l’aiguillonnera surtout grâce à ses conseils éclairants. Elle raconte : « Un jour, il m’avait dit, comme ça, de but en blanc : “Karen, tu n’es pas un outil. Tu dois démarrer ta propre entreprise, développer tes propres créations. Exister de par toi-même”. »
Une chronologie de vingt ans
Chose dite, chose faite. Refusant de se plier au déterminisme de la guerre et de ses séquelles, Karen Chekerdjian rentre à Beyrouth en 2000, cette ville qui, estime-t-elle, « s’est révélée être le miroir de mes œuvres, quelque part entre poésie et brutalité ». Cette ville qu’elle aime et qui le lui rend bien, alors qu’elle apprivoise son nouvel espace dans le secteur de la Quarantaine, mi-showroom et mi-atelier, entourée de vingt ans de créations, « conçues coûte que coûte à partir du Liban » et qui se déploient telle l’ultime rétrospective d’une œuvre qui n’a cessé de tomber les frontières entre pur et brut. Tout de noir vêtue, derrière ses sempiternelles lunettes d’aviatrice qui ne cessent de darder l’avenir de son regard bleu acier, la designer fait donc parcourir la chronologie qui est la sienne en se régalant : « Ce qui me fait le plus plaisir, c’est quand on a du mal à mettre une date sur mes objets. » De sa lampe Hiroshima, aux allures de champignon futuriste, qui a déjà 15 ans d’âge, à ses Totems en marbre entrés au Musée des arts décoratifs, en passant par sa table Icar en forme d’avion en papier, sa série Transform partie du Beirut Art Center en 2014 vers (entre autres) Art Basel ou Design Miami, ou sa série d’objets en cuivre pour lesquels elle s’associe les services d’artisans du Liban-Nord, Chekerdjian précise que chacune de ces pièces « est venue sans plans, chaque fois définie par où elles devaient se trouver, que ce soit mon showroom du port ouvert en 2009, un musée qui requérait que j’explose mes dimensions, ou, aujourd’hui, mon nouvel espace où tout se réunit et prend forme ». Dans son nouveau QG d’où démarreront ses projets d’architecture d’intérieur et où se déroule la bobine d’une œuvre aussi protéiforme que reconnaissable parmi mille, la créatrice insiste sur l’idée que « sur la durée, le challenge pour moi, par-delà l’esthétique, c’est de garder une trace et créer du sens ».
Pari gagné...
18 mai 1970
Naissance à Beyrouth.
1996
Rencontre avec la Domus
Academy, un pur hasard qui lui fait changer de carrière en un instant.
1998
Rencontre avec Massimo
Morozzi du studio Archizoom, qui lui permet d’avoir sa pièce
« Mobil » éditée chez Edra.
2000
Retour à Beyrouth, un grand tournant.
2009
Création de sa marque éponyme.
2014
L’exposition Trans-Form au Beirut Art Center qui voyage ensuite à Art Basel, Design Miami et l’Institut du monde arabe
de Paris.
2019
Inauguration du nouvel espace dans le quartier de la Quarantaine, un changement de cap.
Dans la même rubrique
Georgia Makhlouf : Beyrouth, Haïti et mon grand-père
Roberto Kobrosli, Dr. Strangelove à Beyrouth
Zeina Abirached, une touche hors champ
Pour Mohammad el-Rawas, le train siffle deux fois
Les champs multiples de Mimosa el-Arawi
Yasmine Khlat, des sources du Nil aux racines du cèdre
Pierre Chammassian, le fou (du) rire
Camille Salameh, l’honnête homme...
http://galeriecherifftabet.com/fr/alterner-home/
Je suis touchée par le trajectoire qu'elle a vécu car moi aussi, une ancienne du Collège, je rêvais de devenir designer à une époque où cela n'existait pas à l'Alba et je suis partie ailleurs et ma vie m'a fait traverser de nombreux pays. Bravo Karen de tenir bon ... j'espère vous rencontrer un jour et vous dire la chance qu'a votre génération. Il est nettement plus facile à présent de fonctionner comme artiste et créatrice dans un monde plus ouvert aux femmes même au Liban.
22 h 59, le 10 avril 2019