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Culture - L’artiste de la semaine

Pour Mohammad el-Rawas, le train siffle deux fois

C’est une peinture réalisée pour son projet de diplôme en 1975, disparue durant la guerre et resurgie du passé, qui a insufflé chez cet artiste aussi sensible que cérébral une inspiration à la vigueur renouvelée.

Mohammad el-Rawas. Photo Gilbert Hage

Ses peintures sont comme des rébus à déchiffrer. Formées d’un mélange d’éléments visuels, a priori incompatibles mais qu’il réussit à assembler dans des compositions d’une étonnante harmonie, elles semblent ne jamais céder aux spectateurs leur part de mystère. À l’instar de ces scènes empruntées à des œuvres célèbres de grands maîtres (Le Caravage, Vermeer, Manet, Peter Blake…) qu’il juxtapose, dans ses récentes toiles, avec des architectures contemporaines, des portraits hyperréalistes, des figures antiques et d’autres de Mangas… dans un intrigant télescopage d’art historique et de temps présent.

Lorsqu’on lui en fait la remarque, Mohammad el-Rawas s’en réjouit. « Je n’aime pas le Candy Art, dit-il. Je n’aime pas non plus quand l’œuvre livre son message de manière trop évidente. C’est, à mon avis, sous-estimer l’intelligence de celui qui la regarde. Je préfère de loin la subtilité dans l’expression artistique. L’art doit ouvrir les portes de l’imaginaire et de la compréhension personnelle. » L’artiste, qui présente à la galerie Saleh Barakat jusqu’au 20 avril sa douzième exposition solo, n’est pourtant pas avare de précisions lorsqu’il raconte l’histoire de sa peinture perdue et retrouvée quarante ans plus tard, qui est à l’origine de sa dernière cuvée de tableaux. Sur les 26 huiles et acryliques sur toile (accompagnés de quelques œuvres sur papier des années 80) qui déroulent, sur les cimaises de la galerie à Clemenceau, leurs univers hybrides, une pièce se détache du lot. Indubitablement inspirée de l’expressionnisme abstrait américain, et plus précisément du style pictural d’Arshile Gorky, cette grande huile baptisée « Train I » (200 x 250 cm) occupe une place à part dans le parcours et le cœur de cet artiste, qualifié de cérébral mais qui, sous un ton docte de professeur d’université, cache une sensibilité frémissante.

Retrouvailles inespérées

« Cette toile, je l’avais réalisée en 1975 pour mon projet de diplôme de fin d’études à l’Institut des beaux-arts de l’Université libanaise. Elle y était encore lorsque la guerre a éclaté cette année-là. J’étais convaincu qu’elle avait été détruite, comme tant d’autres, dans les bombardements qui avaient touché le bâtiment. La seule trace qui m’en restait était une photo de promotion prise en août 1975, dans laquelle je posais à ses côtés. Quand elle a réapparu en août 2015, soit 40 ans plus tard, presque jour pour jour, cela a été une émotion intense. C’était comme si je retrouvais vivante une personne que je pensais décédée », raconte-t-il, avec un furtif tremblement de voix. « En fait, c’est un camarade de promotion qui l’avait sauvée d’entre les décombres et l’avait par la suite oubliée dans un dépôt. À sa mort, il y a quelques années, son fils l’a retrouvée et me l’a faite parvenir par l’intermédiaire de Saleh Barakat. »

Des retrouvailles miraculeuses qui tombent à pic pour relancer l’inspiration du peintre qui traversait alors une période non féconde. Cette toile surgie du passé le renvoie à son état d’esprit de cette époque-là : lorsque, tout jeune artiste, il envisageait la vie et l’art d’une façon plus émotionnelle et abstraite. L’envie de retrouver ces sensations-là l’incite à s’atteler à la composition d’une peinture jumelle à celle de « Train I ». Une pièce reproduisant le même thème, les mêmes scènes et personnages, mais avec ce style paradoxal basé sur l’imagerie hyperréaliste qui fait désormais sa facture. Baptisée « Train II », elle ouvrira la voie d’une nouvelle cuvée de quelque 25 autres toiles qu’il va réaliser au cours de ces trois dernières années…

Virage de guerre

Née en 1951, Mohammad el-Rawas a, du plus loin qu’il se souvienne, dessiné et peint. Sauf que, depuis son plus jeune âge, plutôt que de crayonner comme tous les enfants son univers imaginaire en couleurs, il cherchait à reproduire fidèlement les dessins des bédés et les illustrations de magazines.

Encouragé par son père, le compositeur et oudiste Baha’eddine Rawas, qui lui fournira très tôt toiles et pigments, Mohammad el-Rawas va développer son talent auprès de Mounir Eido. « C’était mon professeur de dessin en classe de brevet. Je lui dois beaucoup au niveau artistique. Il m’a appris la méticulosité et la rigueur. Il m’avait même donné les clés de son atelier pour que je puisse y travailler quand j’en avais envie. C’était un vrai, un grand artiste libanais qui a été méconnu, parce qu’il n’a jamais voulu exposer et vendre », dit-il.

À l’heure du choix professionnel, après un an de littérature anglaise, el-Rawas prend définitivement la voie des beaux-arts. Mais à peine décroche-t-il son diplôme que la guerre libanaise éclate. Le basculement du pays dans la violence marquera de son empreinte traumatique son art.

« C’est vrai que l’irruption de la guerre au Liban a opéré en moi un virage à 180°. Lorsque du jour au lendemain, j’ai vu des gens s’entre-tuer parce qu’ils n’étaient pas de la même religion, j’ai eu l’impression d’avoir été berné durant toutes ces années où je croyais vivre dans une société ouverte et tolérante. Et cela s’est traduit dans mon travail, qui d’expressionniste abstrait est devenu plus conceptuel et géométrisant, basé sur une imagerie sous-tendue de sarcasme, d’absurde et d’une certaine dose d’amertume. »

Un apparent cynisme qui se dissout cependant lorsqu’il évoque « la joie spirituelle et non pas matérielle de l’art ». Ou encore le bonheur de partager avec les autres ses connaissances en la matière. Une envie de transmettre qui l’a amené à enseigner durant 26 ans de manière assidue, à l’Université libanaise et à l’Université américaine de Beyrouth, le dessin, la théorie des couleurs et la gravure. Pour cette dernière technique, il avait pu, grâce à une bourse, se former à la Slade School of Fine Art de Londres, au début des années 80, mû par une insatiable curiosité pour tout ce qui touche aux transferts d’images.

En 2004, jugeant qu’il était temps pour lui de redevenir « artiste à pleintemps et professeur à temps partiel, plutôt que le contraire », Mohammad el-Rawas quitte son poste de professeur associé à l’AUB pour retrouver son atelier. En 2009, il prend aussi sa retraite de l’UL. Désormais, il peut s’adonner à la peinture, dont il ne se lasse pas d’explorer les liens avec la photographie. Sans jamais recourir à « l’approche facile du collage », mais à travers les différentes techniques de transfert, allant du pointillisme de ses débuts, dans les années 80, à l’hyperréalisme, la photo-litho, la gravure ou la photo-sérigraphie…

Expérimenter, découvrir, investiguer sont des mots qui reviennent souvent dans les propos de ce peintre d’une immense rigueur qui réfléchit à chaque coup de pinceau appliqué sur la toile, à la précision nécessaire à chaque tache de couleur abstraite posée près d’un tracé figuratif. Un artiste qui questionne inlassablement le sens des choses et cet absurde qu’on nomme existence. « Quel est l’intérêt de l’art s’il n’a pas de rapport avec nos vies et n’exprime pas nos préoccupations sociales, politiques et existentielles ? » martèle-t-il avec conviction.

26 mai 1951

Naissance à Beyrouth.

1975

Diplôme des beaux-arts de l’UL.

1979

Première exposition à Beyrouth, à la galerie Rencontre. Il s’envole pour Londres se spécialiser en Printmaking à la Slade School of Fine Art.

1981

Retour au Liban. Il commence par enseigner à l’UL.

1992

Il intègre, comme professeur associé, le département de Graphic Design de l’AUB.

2004

Il arrête l’enseignement à l’AUB et redevient « artiste à plein-temps et professeur à temps partiel ».

2015

Le 15 août, il retrouve « Train I », la toile de son projet de diplôme.

2019

Exposition à la galerie Saleh Barakat d’une vingtaine d’œuvres dont une « Train II », inspirée de la toile perdue et retrouvée.



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