La naissance, officielle, du Hezbollah au milieu des années 80, grâce à l’encadrement et à l’aide massive des pasdaran, a été l’aboutissement d’un long et complexe processus qui a profondément changé la place et le rôle de la communauté chiite dans le système politique libanais. Dans les deux précédents articles nous avons exposé l’action menée, entre autres, par l’imam Moussa Sadr qui a le premier œuvré, dès la fin des années 60 et jusqu’à sa disparition en Libye en juin 1978, à initier un éveil chiite et à forger une nouvelle stature à la présence sociopolitique de la communauté chiite au Liban. Cette présence a pris, par la suite, une tout autre tournure avec l’émergence, dès 1978, des prémices du « projet Hezbollah », en concomitance avec les préparatifs de la révolution islamique en Iran. La mise en place de la République islamique à Téhéran, début 1979, et l’invasion israélienne du Liban en 1982 auront constitué dans ce cadre les deux principaux facteurs qui ont pavé la voie à l’annonce publique de la formation du Hezbollah, fruit d’une fusion entre plusieurs courants et groupuscules islamiques chiites libanais (voir L’Orient-Le Jour du mercredi 30 janvier et du samedi 2 février).
Les premières années du parti né ainsi sous les auspices de la République islamique seront principalement axées sur les opérations de résistance contre l’occupation israélienne au Liban-Sud, jusqu’au retrait de « Tsahal » en l’an 2000. La ligne de conduite du Hezbollah restera marquée dans ce contexte – et elle le demeure toujours, d’ailleurs – par son allégeance inconditionnelle au guide suprême de la République islamique, le wali el-faqih, comme le stipule explicitement la doctrine du Hezbollah. En tant que tête de pont des pasdaran aux frontières avec Israël et sur le littoral de la Méditerranée, le Hezbollah inscrit ainsi son action dans le sillage d’un vaste projet supranational chiite à caractère régional : celui de l’expansionnisme du nouvel empire perse emmené par les pasdaran.
Cette dimension qui caractérise le projet Hezbollah ne fait pas toutefois l’unanimité au sein de la communauté chiite. Elle est notamment en porte-à-faux avec l’orientation essentiellement libaniste défendue par l’imam Mohammad Mehdi Chamseddine qui succéda à l’imam Moussa Sadr à la tête du Conseil supérieur chiite. Dans son ouvrage Wassaya (son testament politique), qu’il élaborera peu avant son décès en 2001, cheikh Chamseddine exhortera les chiites à ne pas s’engager sur la voie d’un projet chiite transnational, les appelant à lutter dans le cadre de leur société respective afin de défendre leurs droits légitimes. En clair, il les invitait à ne pas s’ancrer au projet de la wilayat el-faqih, rejoignant sur ce point l’actuel chef de la communauté chiite en Irak, l’ayatollah Sistani, ainsi que nombre de dignitaires chiites en Iran même.
(Première partie : Les prémices libanaises de la naissance du Hezbollah)
Dans un article publié dans Le Monde en juillet 2005, Samir Frangié analysait cette remise en cause de l’existence même d’un projet chiite autonome par Mohammad Mehdi Chalseddine, soulignant que l’apport de l’imam sur ce plan a été de lier la légitimité de l’État à sa capacité à préserver le « vouloir-vivre-ensemble » et donc à prendre en compte les sensibilités et les appréhensions des composantes communautaires qui forment le tissu social libanais. Cela implique une nécessaire « libanisation » du discours et de la posture politique de la communauté chiite, et donc du Hezbollah.
Culture de l’espace et culture du territoire
Le Hezbollah ne tiendra pas compte, ou très peu, du testament politique de Chamseddine. Sa doctrine, définie et rendue publique en 1985, le place dans une autre dimension, celle du projet transnational, d’une « culture de l’espace », par opposition à la posture libaniste, ou la « culture du territoire », prônée par Chamseddine, pour reprendre la notion définie par Bertrand Badie dans son ouvrage La fin des territoires.
Au gré des circonstances du moment, le Hezb oscillera entre ces deux « cultures », mais toujours avec comme arrière-plan l’allégeance inconditionnelle au guide suprême de la République islamique pour tout ce qui touche aux questions d’ordre stratégique, dont les options de guerre ou de paix. La véritable guerre qui l’opposera au mouvement Amal en 1988 lui permettra de faire du Liban-Sud sa chasse gardée afin de monopoliser la résistance contre Israël. L’accord conclu sous les auspices de Téhéran et Damas pour mettre fin à ces combats fratricides lui ouvrira en outre les portes d’une intégration au système politique et d’une participation au pouvoir.
(Deuxième partie : II – Le projet Hezbollah à l’ombre de la révolution iranienne)
Avec la fin de l’occupation israélienne en 2000, le Hezb s’emploiera dans un premier temps à consolider sa présence politique sur la scène strictement locale. Ce qui aurait pu être perçu ainsi comme une volonté de « libanisation », comme un repli sur la « culture du territoire », s’avérera être, en fait, une attitude conjoncturelle tactique dictée par les circonstances du moment. L’approche transnationale et l’ancrage stratégique au pouvoir des mollahs iraniens resteront toujours la trame globale qui sous-tend son implication dans le jeu politique local.
Lorsqu’en 2006 il occupera le centre-ville de Beyrouth, avec ses partenaires du 8 Mars, pour tenter de faire chuter le gouvernement de Fouad Siniora et imposer un nouveau rapport de force au niveau du pouvoir exécutif, ce n’était pas tant pour satisfaire des intérêts partisans et locaux, mais plutôt pour atteindre un objectif essentiellement stratégique, à caractère régional : affaiblir le camp souverainiste du 14 Mars (par essence opposé au projet de nouvel empire perse et allié aux pays occidentaux et aux États du Golfe) et, du même coup, empêcher l’émergence d’un État central fort qui ne saurait s’accommoder de la présence d’une organisation armée paraétatique.
Dans le prolongement de ce double objectif, la guerre de juillet 2006 avec Israël, provoquée par le Hezbollah, représentera un tournant dans le positionnement du parti chiite, oscillant entre l’option « libaniste » (ou territoriale) et l’approche régionale liée à la notion de « culture de l’espace ». En initiant cette guerre de 2006, le Hezbollah s’est fait, encore une fois, l’instrument des pasdaran dans leur tentative de se substituer aux pays arabes dans leur prétendue lutte contre l’État hébreu.
La guerre syrienne
Mais la fonction régionale du Hezbollah et son attachement à la « culture de l’espace » seront surtout illustrés par son implication à grand échelle dans la guerre syrienne pour sauver le régime de Bachar el-Assad, allié stratégique du pouvoir des mollahs, et plus précisément des pasdaran. Cette implication sans réserve s’accompagne, jusqu’à aujourd’hui, d’une campagne médiatique et politique tous azimuts contre l’Arabie saoudite et les pays du Golfe, faisant fi totalement des intérêts supérieurs (économiques) de l’État libanais et de la sensibilité des autres composantes du tissu social national, ou même du testament politique de Mohammad Mehdi Chamseddine. En ce début d’année 2019, et à la faveur de la formation du nouveau gouvernement de Saad Hariri, un indice significatif semble poindre à l’horizon : la volonté du Hezb de s’impliquer davantage dans le jeu politique interne et dans le clientélisme local, comme l’illustre son insistance à obtenir un ministère dit de « service », en l’occurrence le portefeuille de la Santé. Signe d’un recentrage sur l’intérieur libanais et, donc, sur la « culture du territoire », en prévision de probables bouleversements régionaux, ou simple calcul clientéliste lié aux lourdes conséquences d’une participation intensive aux combats meurtriers en Syrie ? Le proche avenir apportera peut-être des éléments de réponse à cette interrogation. Mais, pour l’heure, rien n’indique que le Hezbollah semble prêt à se rapprocher de l’option libaniste de l’imam Chamseddine et d’apporter un bémol à son ancrage inconditionnel au wali el-faqih.
Quelques références :
– Le Hezbollah, orientation, expérience et avenir, Naïm Kassem, éditions Dar al-Hadi.
– La révolution tranquille, Samir Frangié (textes choisis par Michel Hajji Georgiou), éditions L’Orient des Livres.
– Le Hezbollah, entre allégeances ambiguës et réalités libanaises, revue Travaux et Jours de l’USJ, numéro 77, printemps 2006, Michel Touma et Michel Hajji Georgiou.
– Entretiens avec Saoud el-Maoula, L’Orient-Le Jour des 7 et 11 mars 2009.
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Note de la rédaction : 40 ans de révolution iranienne sous la loupe de « L’Orient-Le Jour »
Il y a quarante ans, l’Iran commençait à radicalement changer de visage. À modifier son ADN politique, social, culturel et économique. À transformer l’État impérial en théocratie – en république islamique. Le 16 janvier 1979, à la demande de son Premier ministre qu’il avait nommé un mois auparavant, Chapour Bakhtiar, le chah Mohammad Reza Pahlavi et la chahbanou Farah Diba quittent le palais de Niavaran, en hélicoptère, pour l’aéroport militaire de Téhéran, où les attendent leurs derniers collaborateurs et officiers restés fidèles. L’avion s’envole pour Le Caire, où le président Anouar Sadate attend les souverains déchus.
Par ce qu’elle a profondément métamorphosé en Iran même, par son impact sur le Moyen-Orient en général et sur le Liban en particulier, cette révolution iranienne qui fête aujourd’hui ses 40 ans reste sans doute l’un des quatre ou cinq événements majeurs de la région au XXe siècle. L’Orient-Le Jour, du 16 janvier au 2 février, partagera avec ses lecteurs les chapitres de ce livre loin d’être clos.
Au programme, des récits: les derniers jours du chah (racontés aujourd’hui en page 7 par Caroline Hayek) ; la révolution iranienne vue par les Arabes; les journées marquées par le retour de France de l’ayatollah Khomeyni et la prise de pouvoir par les religieux. Des portraits – ou des miniportraits: celui de Khomeyni, justement, que L’Orient-Le Jouravait déjà publié en 2017, et ceux d’artistes iraniens dissidents majeurs, toutes disciplines confondues. Des analyses et des décryptages : la genèse de la vilayet e-faqih en Iran et celle du Hezbollah au Liban; la révolution iranienne vue par les chiites libanais; comment cet événement a bouleversé le Moyen-Orient ; l’évolution des relations irano-américaines et celle du système révolutionnaire en quarante ans. Des témoignages d’exilés iraniens, des focus sur la réaction de la rue libanaise à l’époque, sur l’Iran et la cause palestinienne, et sur la fascination des intellectuels occidentaux face à cette révolution.
Bonne(s) lecture(s).
L’interieur est différents de l’extrieur
00 h 31, le 05 février 2019