« Je suis un simple soldat au sein de l’armée du wali el-faqih... » Cette petite phrase lancée par le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, au cours de l’un de ses discours radiotélévisés en dit long, s’il en était besoin, sur la nature de la relation profonde et stratégique, voire idéologique, forgée entre le parti de Dieu et le régime des mollahs au pouvoir à Téhéran. Il ne se passe pas un jour pratiquement sans qu’un quelconque événement ou développement sur le terrain n’illustre la place privilégiée et prépondérante qu’occupe le Hezbollah dans la stratégie expansionniste de la République islamique iranienne, ou plus précisément des pasdaran, ce puissant corps armé que constituent les gardiens de la révolution islamique.
L’histoire de la fondation du Hezbollah au Liban ne saurait être dissociée de celle de l’avènement de la République islamique en Iran, certes, mais aussi et surtout de celle du processus d’émergence du courant islamique chiite au pays du Cèdre. L’annonce, officielle, de la formation du Hezbollah au milieu des années 80 du siècle dernier est en effet le fruit d’une longue maturation qui puise sa source dans les conditions peu enviables auxquelles a été confrontée la communauté chiite à travers l’histoire. Une compréhension du parcours ayant conduit à l’apparition du parti de Dieu sur l’échiquier local, dans le sillage de la révolution islamique iranienne, n’est donc possible qu’en effectuant un rapide survol des conditions socio-politico-économiques dans lesquelles se trouvait la collectivité chiite au Liban.
Marginalisation et discrimination
Dilués historiquement dans un vaste océan régional sunnite, les chiites ont pâti d’une longue période de marginalisation et de discrimination qui remonte à l’Empire ottoman. Lorsque au XIXe siècle un Conseil consultatif sera formé dans chacun des deux caïmacamats du Mont-Liban, sous l’impulsion du ministre ottoman des Affaires étrangères Chékib Effendi, les chiites n’y seront pas représentés, contrairement aux autres grandes communautés du pays. Il faudra attendre jusqu’après la chute de l’Empire ottoman, plus précisément jusqu’à 1926, pour que la communauté chiite soit officiellement reconnue.
Cette reconnaissance n’a pas amélioré pour autant les conditions de vie des chiites. Ces derniers résidaient dans leur écrasante majorité dans les régions périphériques qui avaient été rattachées en 1920 au Petit Liban pour former l’entité libanaise actuelle. Un profond clivage socio-économique et pédagogique était apparu à l’époque entre le « centre », représenté par le Petit Liban (formé de Beyrouth et du Mont-Liban), et la « périphérie » (principalement le Sud et la Békaa, à forte densité de population chiite). Contrairement aux régions périphériques, le Petit Liban s’était en effet développé, avant 1920, tant au niveau des infrastructures socio-économiques que sur le plan pédagogique, à la faveur des missions religieuses étrangères qui avaient ouvert de nombreuses écoles privées ainsi que deux grandes universités, l’Université Saint-Joseph et ce qui deviendra l’Université américaine de Beyrouth.
Ce fossé socio-économico-pédagogique se maintiendra longtemps après l’indépendance de 1943, d’autant que la communauté chiite sera représentée au niveau du pouvoir par des notables régionaux ou de grands leaders féodaux le plus souvent déconnectés des réalités populaires sur le terrain.
Le facteur palestinien
À ces conditions de vie désastreuses viendra se greffer un autre facteur qui ne fera qu’aggraver la situation au Liban-Sud : l’implantation des organisations palestiniennes armées dans de larges pans des régions méridionales, et les conséquences que cette présence armée imposante a eues au niveau de la population à la fin des années 60 et au début des années 70 du siècle dernier. En riposte à la présence et à l’action des fedayin palestiniens, l’aviation israélienne menait régulièrement des raids aériens contre les villages du Sud. Il en a résulté un exode des habitants de ces villages vers les banlieues de Beyrouth. Ces déplacés chiites sont venus de ce fait grossir les rangs d’un sous-prolétariat chiite qui constituait déjà à cette époque une « ceinture de misère » autour de la capitale. Cette situation marquée par un dénuement extrême de la population chiite a constitué le terreau idéal pour l’émergence d’un courant et d’une pensée islamistes, lesquels paveront eux-mêmes la voie à la naissance du Hezbollah.
C’est dans un tel contexte potentiellement explosif sur le plan social qu’ont débarqué à Beyrouth, dans le courant des années 60, un certain nombre d’ulémas chiites qui venaient d’achever leur longue et solide formation dans les prestigieuses écoles religieuses (haouza) de Qom (en Iran) et de Najaf (en Irak). Trois d’entre eux, l’imam Moussa Sadr, cheikh Mohammad Mehdi Chamseddine et cheikh Mohammad Hussein Fadlallah, se sont rapidement distingués par leur charisme, leur vaste culture religieuse et leur vision claire de la voie qui devrait être suivie pour sortir les chiites de leur situation de population déshéritée. Tout en adoptant, au départ, un profil bas, ils ont entamé un vaste et persévérant « travail de fourmi », multipliant les conférences, les rencontres et les débats au sein des clubs, des lieux de culte et des associations sociales, chacun dans une zone à forte implantation chiite. L’imam Moussa Sadr s’est avéré être, sans tarder, le plus politisé des ulémas. Mettant parfaitement à profit un charisme peu commun, il sillonnait le pays et multipliait les conférences. Vers la fin des années 60, il s’était déjà imposé comme un pôle d’influence politico-communautaire dont l’étoile ne cessait de monter. En 1967, il réussit à obtenir du pouvoir central la formation du Conseil supérieur chiite (CSC), dotant ainsi la communauté d’une institution censée affirmer l’identité et la présence sociopolitique des chiites.
La première structure sociopolitique
Mais le CSC sera mal perçu par les politiciens traditionnels qui voyaient en cette instance une sérieuse menace pour eux. Le CSC verra ainsi son rôle réduit à un simple regroupement de notabilités sans réelle envergure. Moussa Sadr s’est alors attelé à la création d’un mouvement populaire, le Mouvement des déshérités, ayant pour mission de répondre aux aspirations politiques et sociales de la communauté chiite. Le Mouvement des déshérités a ainsi constitué la première structure sociopolitique dont avaient pu se doter les chiites du pays depuis l’époque de l’Empire ottoman. Dans le même temps, et face à l’implantation des organisations palestiniennes armées dans le Arkoub et sous l’effet de l’escalade militaire qui s’en est suivie, l’imam Sadr a créé secrètement, au début des années 70, une milice armée, le mouvement Amal, encadrée et entraînée par le Fateh.
Parallèlement à cette action politico-structurelle menée par Moussa Sadr, cheikh Mohammad Mehdi Chamseddine et cheikh Mohammad Hussein Fadlallah poursuivaient patiemment leur travail d’embrigadement et de conscientisation en multipliant les prêches, les causeries et les débats afin de forger dans les milieux populaires chiites une profonde culture islamique. Celle-ci sera toutefois récupérée dès la fin des années 70 par les dignitaires et responsables politiques favorables à la révolution islamique iranienne, qui lui donneront une tout autre dimension, de manière à poser les fondements du projet du Hezbollah, au service du pouvoir des mollahs de Téhéran. Le coup d’envoi du processus concret de formation du Hezbollah, qui viendra à maturité au milieu des années 80, était ainsi donné.
Prochain article : Le projet Hezbollah à l’ombre de la révolution iranienne
Quelques références :
– « Le Hezbollah, orientation, expérience et avenir », Naïm Kassem, éditions Dar al-Hadi.
– « La révolution tranquille », Samir Frangié (textes choisis par Michel Hajji Georgiou), éditions L’Orient des Livres.
– « Le Hezbollah, entre allégeances ambiguës et réalités libanaises », revue « Travaux et Jours » de l’USJ, numéro 77, printemps 2006, Michel Touma et Michel Hajji Georgiou.
– Entretiens avec Saoud Maoula, « L’Orient-Le Jour » des 7 et 11 mars 2009.
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Note de la rédaction : 40 ans de révolution iranienne sous la loupe de « L’Orient-Le Jour »
Il y a quarante ans, l’Iran commençait à radicalement changer de visage. À modifier son ADN politique, social, culturel et économique. À transformer l’État impérial en théocratie – en république islamique. Le 16 janvier 1979, à la demande de son Premier ministre qu’il avait nommé un mois auparavant, Chapour Bakhtiar, le chah Mohammad Reza Pahlavi et la chahbanou Farah Diba quittent le palais de Niavaran, en hélicoptère, pour l’aéroport militaire de Téhéran, où les attendent leurs derniers collaborateurs et officiers restés fidèles. L’avion s’envole pour Le Caire, où le président Anouar Sadate attend les souverains déchus.
Par ce qu’elle a profondément métamorphosé en Iran même, par son impact sur le Moyen-Orient en général et sur le Liban en particulier, cette révolution iranienne qui fête aujourd’hui ses 40 ans reste sans doute l’un des quatre ou cinq événements majeurs de la région au XXe siècle. L’Orient-Le Jour, du 16 janvier au 2 février, partagera avec ses lecteurs les chapitres de ce livre loin d’être clos.
Au programme, des récits: les derniers jours du chah ; la révolution iranienne vue par les Arabes; les journées marquées par le retour de France de l’ayatollah Khomeyni et la prise de pouvoir par les religieux. Des portraits – ou des miniportraits: celui de Khomeyni, justement, que L’Orient-Le Jour avait déjà publié en 2017, et ceux d’artistes iraniens dissidents majeurs, toutes disciplines confondues. Des analyses et des décryptages : la genèse de la vilayet e-faqih en Iran et celle du Hezbollah au Liban; la révolution iranienne vue par les chiites libanais; comment cet événement a bouleversé le Moyen-Orient ; l’évolution des relations irano-américaines et celle du système révolutionnaire en quarante ans. Des témoignages d’exilés iraniens, des focus sur la réaction de la rue libanaise à l’époque, sur l’Iran et la cause palestinienne, et sur la fascination des intellectuels occidentaux face à cette révolution.
Bonne(s) lecture(s).
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commentaires (16)
Il est du droit de n'importe quel individu ou communauté de chercher a améliorer ses conditions de vie ou se faire une place au soleil, mais de la a trahir son pays et refuser d’intégrer son système démocratique pour l’assujettir a un autre n'est aucunement justifiable et acceptable ni même logique. Cela n'apporte justement que plus de haine et de problème avec le temps qui finira par se retourner contre ce même parti. Un autre point important est que la peur et l'intimidation ne donne jamais de majorité écrasante a un parti qui pratique cette approche et ce n'est surement pas le trafique de Captagon et autres drogues ni la corruption qui le protégera a la longue. Quand aux exploits du Hezbollah, n'en déplaisent a certains concitoyens, ne sont que des victoires factices. Jeter de la poudre aux yeux des gens ça ne dure que le temps ou le flingue est sur sa tempe. Une fois libéré nous apprendrons certaines vérités qui en choqueront beaucoup! Les seuls exploits du Hezbollah, a ce jour, sont les assassinats de ses opposants locaux défendant la démocratie, les institutions de l’état ainsi que sa constitution. S'il pense qu'il s'en sortira comme une fleur, mal lui en a pris et mal en a pris aux Chiites du pays car la vie est une roue et les circonstances changent. Etant dans le collimateurs des grands, le jour venu ils en paieront le prix. Ayant refusé la main tendu, du restant des Libanais, ils seront bien seul le jour J. Ils y passeront aussi!
Pierre Hadjigeorgiou
13 h 58, le 04 février 2019